ANALYSE DES POLITIQUES D’ALPHABETISATION AU BURKINA FASO : CONSTATS ET DIAGNOSTIC.
W. Zacharia TIEMTORÉ
École normale supérieure, Université de Koudougou
En 2015, l’Unesco estimait à 36% seulement le taux d’alphabétisation au Burkina Faso.
Ce faible niveau d’alphabétisation prive des millions d’hommes et de femmes, jeunes et adultes, d’un accès au savoir écrit, d’une participation dynamique à la vie de la nation et de la dignité de se sentir citoyen à part entière. Dans une économie du savoir très compétitive, l’analphabétisme est un handicap qui ruine notamment les efforts visant une éducation de qualité pour tous et une productivité plus élevée des populations. Depuis au moins une quarantained’années, des politiques d’alphabétisation sont mises en œuvre avec des résultats insatisfaisants. Cet article analyse et présente les principales raisons de la survivance de l’analphabétisme au Burkina Faso.
Mots-clés : Alphabétisation – Formation – Productivité – Politiques – Langues
In 2015, the rate of literacy wase stimated by Unesco around 36 per cent in Burkina Faso. This rate indicates that millions of women, young people and adults can’t access to knowledge and become by this way a full citizen. Illiteracy is a problem which keeps somebody out of knowledge society. During 40 last years, Burkina Faso has applied several literacy policies. But, in the same time, number of illiterate has increased. This paper analyzes and presents why these policies have failed.
Key words : Alphabetization – Training – Productivity – Policies – Tongues
INTRODUCTION
Le secteur éducatif au Burkina Faso, malgré une évolution significative enregistrée ces dix dernières années, demeure dans un état préoccupant avec des chiffres qui restent faibles. Dans l’enseignement primaire, le taux brut de scolarisation en 2015 était de 83,7% et le taux d’achèvement pour la même année était estimé à 59,3%. Cela signifie que l’objectif n°2 des OMD concernant l’éducation primaire pour tous n’a pas été atteint par le Burkina Faso. Selon les données les plus récentes de l’Institut national de la statistique et de la démographie du Burkina Faso, le taux de scolarisation dans l’enseignement secondaire était estimé à 20,1% tandis que pour l’enseignement supérieur, le pays dénombrait 324 étudiants pour cent mille habitants.
Pour compléter ces chiffres, il conviendrait d’ajouter que le Burkina Faso fait partie des pays au monde qui comptent le plus de personnes analphabètes proportionnellement à la taille de sa population. En effet, des millions de personnes dans ce pays ne savent ni lire ni écrire. Pourtant, depuis au moins quatre décennies, les pouvoirs publics, la société civile et le secteur privé multiplient les actions d’alphabétisation particulièrement en langues nationales dans les différentes régions du pays sans parvenir pour l’instant à inverser la tendance à travers une augmentation significative du niveau d’alphabétisme. Les résultats mitigés obtenus jusque-là en matière d’alphabétisation nourrissent chez les acteurs nationaux et internationaux une désillusion, une « amertume » pour reprendre le mot utilisé par cet ancien directeur de l’UIL. Pour autant, le Burkina Faso ne peut plus se contenter de cette très faible alphabétisation de ses populations au regard de l’évolution du monde. Il est urgent alors de traiter ce sujet en s’intéressant à la problématique suivante.
1. Problématique
En 2015, l’Institut de statistique de l’Unesco estimait à 36% le taux d’alphabétisation au Burkina Faso et à 6 301 899 le nombre d’analphabètes dans le pays. Ce taux était estimé à 21,82% en 2003 avec 5 264 934 personnes analphabètes. Ces statistiques montrent qu’en douze ans, bien que le taux d’alphabétisation ait progressé de 14 points, le nombre de personnes analphabètes n’a pas baissé mais a plutôt connu une hausse de plus d’un million. Ce paradoxe des chiffres, qui s’explique essentiellement par une croissance démographique soutenue, indique bien que l’alphabétisme demeure très faible au Burkina Faso. En d’autres termes, cela signifie que la population âgée de quinze ans et plus, dans sa très forte majorité, ne sait ni lire ni écrire dans aucune langue. Lorsqu’on compare la situation d’alphabétisation du pays à celle d’autres États africains, il apparaît que le Burkina Faso a du retard comme l’illustre la carte ci-après.
Figure 1 : Statistiques sur l’alphabétisation des adultes, source : UNESCO, 2015
Dans l’économie mondiale actuelle basée sur le savoir, il est de plus en plus difficile pour un analphabète de saisir les opportunités, d’accéder à l’information utile, de la décrypter et de la comprendre. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) soutient d’ailleursque : « l’économie du savoir accorde une grande importance à la diffusion et à l’utilisation de l’information et du savoir, tout comme à sa création. Ce qui détermine la réussite des entreprises et des économies nationales plus généralement dépend plus que jamais de leur efficacité à rassembler et à utiliser des connaissances ».
Depuis maintenant quelques années, l’importance du capital humain dans le développement est mise en exergue et le savoir reconnu comme créateur de valeur, de rendement et de croissance. Dans la même logique, les bénéfices de l’alphabétisation, et plus largement de l’éducation, sont aujourd’hui reconnus au plan international. Pour l’Unesco par exemple :
« l’alphabétisation est un droit essentiel et un moyen de mettre en œuvre les autres droits fondamentaux […] Elle produit des bénéfices humains, politiques, culturels, sociaux et économiques. Humainement, elle améliore l’estime de soi, rend plus autonome et favorise la réflexion critique […] Politiquement, elle est un levier pour une démocratie plus forte, inclusive, et un vecteur d’une attitude constructive […] Dans le domaine culturel, l’alphabétisation participe à transmettre des valeurs, à forger un esprit d’ouverture et à modifier les comportements […] Les bénéfices sociaux de l’alphabétisation sont, quant à eux, nombreux et concernent entre autres, le maintien d’une bonne santé de l’adulte, l’amélioration de la santé et de l’éducation des enfants à travers un meilleur suivi et encadrement, une plus grande maîtrise de la natalité et des mobilisations sociales plus fortes pour sensibiliser contre certains fléaux […]. Economiquement, l’alphabétisation a des effets positifs sur la croissance en cela qu’elle permet une meilleure utilisation de la technologie, de l’information et des moyens de production ».
Si des recherches sont encore à mener pour cerner davantage et définir tous les bienfaits de l’alphabétisation, il n’y a plus guère de doute sur l’importance de celle-ci dans la quête d’un mieux-être global des populations.
Au Burkina Faso, ce point de vue sur l’alphabétisation trouve écho dans le discours officiel et dans quelques-unes des initiatives mises en œuvre comme le programme national d’accélération de l’alphabétisation même si cela n’est pas toujours suivi d’effets.
Toutefois, malgré une telle prise de conscience, les autorités publiques ne parviennent pas à relever le niveau d’alphabétisation. En effet, les politiques d’alphabétisation implémentées peinent à produire les résultats attendus etle nombre d’analphabètes demeure massif.Cette persistance del’analphabétisme influe sur l’émancipation des populations et entrave l’évolution du pays.
De ce constat, la principale question qui se pose est : pourquoi le nombre d’analphabètes reste très élevé au Burkina Faso malgré quatre décennies au moinsde politiques et pratiquesd’alphabétisation ?
2. Méthodologie
Pour étudier cette réalité, les outils de l’analyse stratégique et prospective ont été utilisés.
Ainsi, l’approche du cadre logique et la méthode du Policy Design ont été utilisées. Cela a consisté premièrement à identifier le problème à résoudre ainsi que les différentes parties prenantes. Deuxièmement, un diagnostic du problème identifié (causes et conséquences) a été effectué avec la construction d’un arbre des problèmes et l’exploitation de témoignages et de documents. Troisièmement, en s’appuyant sur l’expertise acquise et les leçons apprises en matière d’alphabétisation, une stratégie visant à éradiquer l’analphabétisme de masse et tenant compte des différents enjeux a été élaborée. Cette stratégie qui fera l’objet d’une publication ultérieure est accompagnée d’un agenda de mise en œuvre et d’un mécanisme de suivi et d’évaluation afin de permettre une amélioration continue de la politique publique d’alphabétisation au Burkina Faso.
Les données utilisées dans le cadre de ce travail proviennent d’ouvrages, de rapports nationaux et internationaux, d’études, de documents officiels (lois, décrets, programmes, etc.) mais également des interviews réalisées. En effet, au niveau international, nous avons pu nous entretenir avec l’ancien Directeur de l’institut de l’Unesco pour l’apprentissage tout au long de la vie (UIL) et au niveau national avec les acteurs suivants :
- le Directeur général de l’éducation non formelle,
- l’ancien Directeur de la recherche et des innovations en éducation non formelle et en alphabétisation,
- le Directeur général du fonds pour l’alphabétisation et l’éducation non formelle,
- le Chargé des programmes de la coopération suisse en sa qualité de partenaire technique et financier,
- le Secrétaire général du syndicat national des enseignants africains du Burkina Faso,
- le Représentant pays de l’ONG Solidar Suisse en tant qu’opérateur en alphabétisation.
Sur la base de l’approche méthodologique évoquée ci-dessus et des données collectées, une analyse de la situation de l’alphabétisation au Burkina Faso a été menée.
L’ALPHABETISATION AU BURKINA FASO :SON ORGANISATION ET SES LIMITES
Pour mieux comprendre les difficultés de l’alphabétisation et les raisons qui expliquentla survivance de l’analphabétisme massif, il faudrait d’abord avoir à l’esprit le mode d’organisation et de fonctionnement de l’alphabétisation dans le pays.
1. L’organisation de l’alphabétisation au Burkina Faso : du laisser-faire au faire-faire
Au Burkina Faso, l’alphabétisation est définie comme « l’ensemble des activités éducatives et de formation destinées à des jeunes et à des adultes en vue d’assurer l’acquisition de compétences de base dans une langue donnée et qui vise l’autonomie de l’apprenant».
Selon la loi d’orientation de l’éducation, l’alphabétisation est une composante de l’éducation non formelle. L’éducation non formelle, toujours selon la loi, désigne « toutes les activités d’éducation et de formation, structurées et organisées dans le cadre non scolaire. Elle comprend notamment l’alphabétisation, les formations et le développement de l’environnement lettré ».
Les objectifs assignés à l’éducation non formelle sont entre autres de concourir à éradiquer l’analphabétisme, d’apporter des compétences tournées vers un progrès endogène, de construire une société lettrée ouverte aux innovations et d’encourager l’usage des langues nationales à tous les niveaux.
Plusieurs stratégiesd’alphabétisation ont été expérimentées au Burkina Faso depuis l’accession du pays à l’indépendance en 1960. On peut citer notamment les stratégies du laisser-faire, du faire, du faire-avec et du faire-faire. A travers ces stratégies et comme l’indiquent les appellations retenues, l’État s’est tantôt désengagé laissant l’initiative de l’alphabétisation aux structures de la société civile ou du secteur privé, tantôt il a essayé plutôt d’agir seul ou en collaboration avec ces structures.
Depuis 2002-2003, c’est la stratégie du faire-faire qui est en vigueur au Burkina Faso. Le faire-faire est une démarche organisationnelle qui consiste, pour l’État et ses partenaires, à se répartir les rôles dans la mise en œuvre des programmes d’éducation non formelle en fonction des capacités de chacun. Son exécution mobilise les acteurs suivants :
- l’État et ses démembrements,
- la société civile et le secteur privé désignés par le terme opérateurs,
- les communautés et en particulier les apprenants,
- les partenaires techniques et financiers et
- le fonds pour l’alphabétisation et l’éducation non formelle (FONAENF).
Selon le rapport d’évaluation de la stratégie du faire-faire, l’État et ses démembrements ont, entre autres, pour rôle de définir la politique de l’éducation non formelle, de concevoir les référentiels pour orienter les différents acteurs, de superviser et de contrôler la mise en œuvre des programmes d’alphabétisation par les opérateurs et d’évaluer les apprentissages. Les opérateurs, eux, ont la responsabilité de réaliser les actions d’alphabétisation et de formation mais également de promouvoir les programmes auprès des bénéficiaires. Quant aux partenaires techniques et financiers, il est attendu d’eux qu’ils apportent une contribution financière au FONAENF (fonds public ouvert au privé et doté du statut d’association autonome), mènent un dialogue politique avec le gouvernement, suivent et évaluent l’ensemble du processus. En tant qu’acteur également de ce dispositif, il revient au FONAENF de mobiliser les ressources financières nécessaires pour l’ouverture et le fonctionnement des centres d’alphabétisation et de formation. Les communautés doivent, pour leur part, contribuer à définir leurs besoins en matière d’éducation non formelle, choisir l’opérateur, identifier les apprenants et enfin participer symboliquement au financement de leur formation.
C’est sur la base de cette répartition des rôles voulue par la stratégie du faire-faire que les actions d’alphabétisation sont conduites au Burkina Faso depuis plus d’une dizaine d’années avec des résultats en dessous des attentes et par conséquent un analphabétisme qui se maintient à un niveau très haut.
2. Les raisons de la persistance de l’analphabétisme au Burkina Faso
L’analphabétisme demeure très élevé au Burkina Faso parce que les efforts d’alphabétisation des populations sont contrariés par plusieurs problèmes extrinsèques et intrinsèques qui peuvent être organisés en trois groupes. Le premier groupe concerne les problèmes liés aux faibles performances de l’enseignement primaire, le deuxième rassemble les problèmes qui entraînent un retour dans l’analphabétisme des personnes alphabétisées et enfin le troisième groupe renferme les problèmes de leadership et d’opérationnalisation de la stratégie actuelle d’alphabétisation.
a. Les problèmes liés aux faibles performances de l’enseignement primaire
Au Burkina Faso, bien que la loi stipule que l’enseignement de base est obligatoire de six à seize ans, de nombreux enfants restent en dehors du système éducatif par manque de place, par décision des parents ou encore à la suite d’une déscolarisation précoce. Les chiffres de l’éducation formelle rappelés plus haut (taux brut de scolarisation et taux d’achèvement au primaire) illustrent cet état de faits.
A ces enfants qui viennent grossir chaque année le nombre d’analphabètes, s’ajoutent ceux qui parviennent à achever le cycle primaire mais sans toutefois acquérir les compétences de base en lecture, en écriture et en calcul, demeurant ainsi des analphabètes. Le responsable d’un des syndicats de l’éducation nationale explique que :
« une cause de l’analphabétisme grandissant trouve ses racines au niveau même de l’éducation formelle. On a choisi d’aller vers une éducation de masse et donc tous les efforts ont été mis sur l’accès sans trop se soucier de la qualité. La norme internationale en matière de gestion de flux est connue, c’est vingt-cinq élèves par enseignant. Pourtant la moyenne au Burkina est de cinquante-trois élèves par enseignant et cela cache des disparités importantes […] Le système ne parvient pas à garder l’enfant suffisamment longtemps pour obtenir des acquis et lui éviter de retomber dans l’analphabétisme. Tout ceci vient augmenter le stock des analphabètes et empêche de progresser ».
Cet avis est partagé par le représentant des partenaires techniques et financiers qui estime que : « pendant qu’on lutte contre l’analphabétisme, dans le même temps, on sécrète des analphabètes à travers le système éducatif classique. Quand on regarde les performances de ce système, on se dit que c’est le plus gros pourvoyeur d’analphabètes pour le pays et qu’il faut réagir en contrôlant le flux de jeunes qui quittent l’école ».
Ces faibles performances au niveau de l’enseignement primaire sont dues notamment à de mauvaises conditions d’apprentissage (effectifs pléthoriques, formation inadéquate des enseignants, manque de supports didactiques, infrastructures scolaires précaires, etc.) qui influent négativement sur la qualité de l’enseignement dispensé.
b. Les problèmes du retour dans l’analphabétisme des alphabétisés
Au Burkina Faso, une trentaine de langues nationales sont décrites, codifiées et utilisées comme langues d’alphabétisation. Le programme d’alphabétisation recommandé par les structures de l’État dure en moyenne 400 heures dont 50 heures de français oral et se déroule dans une langue nationale comprise par les apprenants. Au bout de cette session unique d’alphabétisation, les apprenants sont évalués et déclarés alphabétisés ou non, en fonction des résultats obtenus.
Pour ceux qui sont déclarés alphabétisés, une nouvelle vie est censée commencer, mais malheureusement, bien souvent cela n’est pas le cas. En dépit des savoirs nouveaux acquis dans une des langues nationales, les alphabétisés demeurent dépendants et privés de l’essentiel à plusieurs égards. Par exemple, pour interagir avec l’administration publique qui fonctionne dans la langue officielle qu’est le français, ils restent tributaires d’un intermédiaire. De même, pour accéder à l’information écrite, au contenu de la loi, de leur carte nationale d’identité, des bulletins scolaires de leurs enfants, ils ont toujours besoin de recourir à une personne alphabétisée dans la langue de ces documents, c’est-à-dire le français.
Cette difficulté vécue par les alphabètes en langues nationales est critiquée par le responsable syndical en ces termes : « lorsque je dois retrouver les bancs pour savoir lire et écrire dans une langue locale, c’est à quelle fin ? Je vais être déclaré alphabétisé mais dans le même temps, il n’y a même pas une coupure de journal qui me permet de me ressourcer et de valoriser ce que j’ai appris. Quand cet adulte se rend dans une administration, il ne trouve aucun repère, même le nom de cette institution n’est pas écrit dans sa langue. Malgré sa situation d’alphabétisé, il faut qu’il pose la question à quelqu’un pour se retrouver ».
Ainsi, à l’exception de rares alphabétisés qui parviennent à exploiter les nouvelles compétences acquises dans leurs activités et leur vie domestique, la plupart d’entre eux vivent une frustration qui se transforme en démotivation. C’est ce que confirme le représentant des partenaires techniques et financiers en indiquant que : « si quelqu’un est alphabétisé, il est content de savoir lire et écrire, mais si cette alphabétisation ne lui permet pas de lire l’acte de naissance de son enfant, alors pourquoi s’alphabétiser ? Ce n’est pas motivant. L’alphabétisation devient à ce moment-là un passe temps ».
Au-delà de cette frustration liée au sentiment de ne pas être sortis de l’analphabétisme, les alphabétisés sont confrontés au problème du maintien des acquis de l’alphabétisation dans un environnement lettré pauvre en langues nationales. En effet, le programme d’alphabétisation initiale ne permet pas de fixer définitivement chez l’apprenant les compétences de base. C’est ce qui ressort d’ailleurs de la recherche-action initiée par l’institut de l’Unesco pour l’apprentissage tout au long de la vie et visant à mesurer les acquis des apprentissages de l’alphabétisation, recherche à laquelle le Burkina Faso a participé. Il est mentionné clairement dans le rapport que : « la première phase de la Recherche-action sur la mesure des apprentissages des bénéficiaires des programmes d’alphabétisation (RAMAA) nous enseigneque les personnes qui ont suivi un programme d’alphabétisation et qui sont dites alphabétisées dans le contexte de quatre pays participants (Burkina Faso, Mali, Niger, Sénégal), affichent encore des compétences insuffisantes en alphabétisme ».
La formation continue visant à consolider les acquis n’est pas généralisée et accessible à tous. Par exemple, l’apprentissage du français fondamental et fonctionnel à partir des acquis de l’alphabétisation qui fait partie de l’offre de formation n’est pas disponible pour la plupart des alphabétisés. A côté de cette réalité existe également la barrière linguistique entre l’éducation formelle et l’éducation non formelle qui empêche les alphabétisés en langues nationales d’exploiter les passerelles vers la scolarisation dont la langue d’usage est, rappelons-le, le français.
c. Les problèmes de leadership et d’opérationnalisation de la stratégie d’alphabétisation
La mise en œuvre de la stratégie du faire-faire est caractérisée au Burkina Faso par une absence de leadership dont l’une des principales conséquences est le non respect du cahier des charges des acteurs en alphabétisation. L’État qui a notamment la responsabilité de définir une politique et de contrôler l’exécution des programmes d’alphabétisation n’assume pas ce rôle. Le premier responsable du FONAENF avoue à ce sujet que : « le suivi sur le terrain assuré par l’État est quasiment nul. Nous venons d’effectuer une tournée dans tous les centres de la province du Kadiogo, mais il y a des centres où le responsable de l’alphabétisation de la circonscription d’éducation de base n’a jamais mis les pieds ».
Un des spécialistes de l’alphabétisation au sein du ministère de l’éducation nationale et de l’alphabétisation constatant lui aussi cette absence de contrôle lance, pour sa part, cet appel : « l’État doit réaffirmer son leadership en matière d’alphabétisation ».
Cette défaillance de l’État est, du reste, utilisée pour justifier les insuffisances notées chez les opérateurs qui peinent à assurer dans tous les centres d’alphabétisation un niveau homogène de qualité des apprentissages. Les animateurs utilisés par les opérateurs ne sont pas systématiquement formés et préparés avant de se retrouver face aux apprenants.
Le Directeur général du FONAENF argumente dans ce sens en disant que : « nous avons des programmes très bien conçus au niveau de l’éducation non formelle, mais malheureusement, la qualité n’est pas toujours au rendez-vous : qualité liée aux infrastructures, qualité liée au personnel formé, tout ceci manque ».
De plus, la rémunération qui est accordée aux animateurs est modique, ce qui entraîne souvent des abandons de postes en pleine campagne d’alphabétisation. Laissés à eux-mêmes en dépit de ce qui est prévu par la stratégie du faire-faire, les opérateurs accumulent les approximations dans la conduite de leurs missions. Certains d’entre eux accordent plus d’importance à la sauvegarde de leurs activités qu’à la formation des apprenants.Le Directeur général de l’éducation non formelle fait observer que : « il n’y a pas de personnel spécifique pour l’éducation non formelle. Beaucoup ont appris sur le tas et n’hésitent pas à partir lorsqu’ils trouvent mieux ».
Au plan financier, des difficultés sont notées dans la mobilisation et surtout dans l’utilisation efficiente des ressources. Les partenaires financiers réduisent leur contribution en faveur de l’alphabétisation, insistant sur la responsabilité de l’État qui devrait allouer les budgets nécessaires au bon fonctionnement de ce secteur stratégique. Des voix s’élèvent pour dénoncer également une sorte de ruée vers l’argent chez des opérateurs peu scrupuleux.
Le responsable syndical déclare à ce propos que : « le FONAENF qui a été doté de fonds faramineux, a fini par être comme une sorte de caverne d’Ali Baba où des opérateurs, voyant de l’argent dormant, conduisent des projets dans lesquels vous retrouverez des centres d’alphabétisation fictifs ».
Cette opinion est appuyée par ce spécialiste de l’alphabétisation du ministère de l’éducation nationale et de l’alphabétisation qui affirme que : « par moment, c’est comme si certains utilisaient l’analphabétisme des populations pour s’enrichir ».
Si la stratégie du faire-faire a suscité de l’enthousiasme au moment de son adoption, il faut reconnaître que son opérationnalisation connaît d’importants écueils comme le souligne le dernier rapport d’évaluation : « l’évaluation de la stratégie du faire-faire réalisée en 2004 avait montré que ladite stratégie présentait certes des acquis mais également des insuffisances. Dix ans après, l’on note que les choses n’ont pas beaucoup évolué, car mis à part les questions des mutations institutionnelles, les autres problèmes demeurent (statut non satisfaisant du fonds, faiblesse de la mobilisation des ressources, difficultés de mise en œuvre de la politique éditoriale, difficulté de mise en œuvre de la stratégie de communication, etc.) ».
La carte, ci-après, nous indique qu’au cours des dix dernières années, l’état de l’alphabétisation au Burkina Faso n’a pas été constant. Il a été marqué plutôt par des hausses et des baisses significatives des chiffres relatifs aux inscrits et aux admis. La principale raison évoquée pour expliquer ces fluctuations est la baisse des ressources financières allouées à l’alphabétisation.
Figure 2 : Situation de l’alphabétisation au Burkina Faso, Source : Ministère de l’éducation nationale et de l’alphabétisation, 2016
Lorsque sont évoqués les principaux problèmes de l’alphabétisation, il est essentiel, pour être précis et complet, de relever les controverses qui existent sur le sujet.
3. Les controverses majeures
Deux grandes controverses agitent et divisent les acteurs de l’alphabétisation au Burkina Faso. Il s’agit de la controverse sur le choix des langues d’alphabétisation et de celle sur la stratégie du faire-faire.
Au sujet du choix des langues, deux points de vue s’affrontent. Il y a, d’un côté, ceux qui militent pour une réduction des langues utilisées et proposent de s’en tenir aux trois principales langues du pays (mooré, dioula et fulfuldé) au vu des difficultés à développer un environnement lettré pour chacune des langues et surtout à assurer un apprentissage continu dans la trentaine de langues d’alphabétisation. De l’autre côté, il y a ceux qui défendent l’idée que chacun doit pouvoir être alphabétisé dans sa langue maternelle et encouragent par conséquent la multiplication des langues d’alphabétisation.
La stratégie du faire-faire, pour sa part, fait l’objet de vives discussions entre les défenseurs de la stratégie et ceux qui la critiquent.
Dans le premier camp, les arguments avancés sont que le faire-faire a permis d’organiser davantage le secteur de l’alphabétisation, de confier à la société civile qui a devancé l’État sur le terrain, la responsabilité de la formation des apprenants et d’augmenter le nombre de bénéficiaires des programmes d’alphabétisation. Les opérateurs sont pour la plupart satisfaits de l’existence de cette stratégie qui leur accorde une importance significative en tant que maîtres d’œuvre de l’alphabétisation au Burkina Faso. A cet effet, ils reçoivent et gèrent les ressources financières par le biais du FONAENF et s’assurent ainsi d’avoir des activités régulières. Des emplois saisonniers sont également détenus par eux, leur conférant un pouvoir dans leur milieu.
Dans l’autre camp, la stratégie du faire-faire n’a pas la faveur des appréciations. Il est imputé à cette stratégie le désengagement de l’État, là où il était plutôt attendu de lui qu’il affirme son leadership. Les partisans de cette ligne, parmi lesquels on compte les agents publics, plaident donc pour une refonte de la stratégie dont le principal but serait de redonner à l’État son rôle de leader dans le secteur de l’éducation.
C’est dans un environnement marqué par ces controverses que le programme national d’accélération de l’alphabétisation (PRONAA) a été mis en œuvre.
4. Une lecture critique de la mise en œuvre du PRONAA
Le PRONAA est une initiative du gouvernement visant à accélérer l’alphabétisation au Burkina Faso. L’objectif de ce programme adopté en 2011 est d’accroître le taux d’alphabétisation de 28,7% à 60% en 2015. Il repose sur cinq axes qui sont :
- satisfaire la demande en éducation non formelle à travers une augmentation de l’offre,
- améliorer l’efficacité interne par un renforcement des acquis des apprentissages,
- améliorer l’efficacité externe par la réforme du système des formations techniques et spécifiques et la promotion de l’environnement lettré,
- renforcer le système managérial et de gouvernance de l’éducation non formelle,
- renforcer la stratégie de mobilisation des ressources financières.
Au premier trimestre de l’année 2016, un bilan officiel de la mise en œuvre du PRONAA n’était pas encore disponible. Néanmoins, il est d’ores et déjà possible d’affirmer que son objectif principal n’est pas atteint et que le taux actuel d’alphabétisation reste très en deçà du taux de 60% escompté.Ce programme bien qu’ambitieux n’a pas toujours su dépasser les contradictions internes pour s’inscrire dans une action concrète cohérente. En analysant ce qui a été réalisé durant les cinq dernières années, les observations suivantes méritent d’être faites.
Premièrement, les acteurs de l’alphabétisation ont davantage été préoccupés par l’augmentation du nombre des apprenants inscrits dans les centres d’alphabétisation que par la satisfaction de la demande de formation. En effet, des milliers de centres d’alphabétisation sont ouverts chaque année sur la base des requêtes formulées par les opérateurs mais sans qu’aucun autre des acteurs ne puisse garantir que ces centres répondent à une demande exprimée par des communautés analphabètes. Des listes d’apprenants sont certes transmises par les opérateurs, mais il n’existe pas de moyen fiable de les vérifier et de s’assurer qu’elles ne sont ni fictives ni composées de personnes déjà alphabétisées. Bien que la nécessité de disposer de cartes communales d’éducation non formelle faisant ressortir entre autres, le point réel et chiffré de l’analphabétisme dans chaque localité ait été exprimée, il n’y a toujours pas au Burkina Faso un tel outil qui s’avère pourtant indispensable. Une élaboration de cartes a démarré au sein d’une des treize régions du Burkina Faso, mais n’a pas été consolidée et encore moins étendue aux autres régions. Par ailleurs, le ministère de l’éducation nationale et de l’alphabétisation ne dispose d’aucune base de données des personnes alphabétisées au Burkina Faso qui permettrait de faire un suivi sur plusieurs années.
Deuxièmement, il est notable que dans l’exécution du PRONAA, l’accent a été mis sur l’alphabétisation des individus et pas suffisamment sur la construction d’une société de l’apprentissage possédant en son sein toutes les compétences nécessaires pour son essor économique. C’est cela qui explique notamment le peu d’attention accordée à l’amélioration des programmes d’alphabétisation, aux acquis des apprenants et à l’usage de ces acquis qui sont pourtant des facteurs essentiels de succès totalement imbriqués. Les acteurs intervenants directement dans l’alphabétisation des populations n’ont pas bénéficié d’une formation régulière tout au long des cinq années de mise en œuvre du PRONAA. Les initiatives de post-alphabétisation visant à renforcer les acquis de l’alphabétisation initiale et à apprendre éventuellement un métier ont été peu nombreuses avec une portée bien limitée. Pour permettre aux alphabétisés d’utiliser leurs nouvelles compétences en lecture, la traduction de documents divers et d’une synthèse de l’actualité a été faite dans les principales langues nationales et ces documents ont été mis gratuitement à disposition des lecteurs dans quelques localités. Cependant, ces actions n’ont pas pu être maintenues sur toute la période du PRONAA, officiellement par manque de moyens financiers.
Troisièmement, si l’existence du PRONAA a connu une bonne publicité, son appropriation par les acteurs et les populations bénéficiaires était, quant à elle, restreinte. Le contenu de ce programme national n’était pas maîtrisé par tous et le rôle de chaque acteur ainsi que les attentes n’étaient pas bien définis. Ce programme n’a pas non plus bénéficié d’une mobilisation de l’ensemble du pays pour l’atteinte de ses objectifs, tout comme le plan d’action triennal glissant élaboré pour guider et aider à opérationnaliser le PRONAA n’a pas toujours été suivi ni évalué. Par ailleurs, l’approche managériale retenue pour l’exécution du PRONAA n’a pas permis d’obtenir les meilleurs résultats possibles.
CONCLUSION
Les observations et analyses effectuées nous enseignent que sans un engagement politique fort, une implication à tous les niveaux des pouvoirs publics, un partenariat dynamique entre l’État, la société civile et le secteur privé, une formation pédagogique des animateurs, un suivi régulier et une évaluation, un usage judicieux des langues, des ressources financières conséquentes, il est difficile de vaincre l’analphabétisme de masse. Par conséquent, toute stratégie de lutte contre l’analphabétisme doit intégrer immanquablement ces éléments pour être efficace.
Au vu du diagnostic des problèmes de l’alphabétisation au Burkina Faso et des expériences réussies d’autres pays, nous pouvons dire que si les actions menées pendant plusieurs décennies n’ont pas permis de libérer le Burkina Faso de l’analphabétisme, c’est parce que la résolution définitive de ce problème n’a jamais fait l’objet d’une stratégie intégrée, portée par une volonté politique forte et dotée d’un mécanisme de suivi rigoureux. Pour remédier à cela, il est important de réfléchir à des solutions innovantes qui soient adaptées à l’environnement et aux réalités du pays afin de résoudre durablement ce problème.
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OCDE, L’économie fondée sur le savoir, Paris, 1996
OCDE, Littératie, économie et société, Paris, 1995
OUANE Adama, Vers une culture multilingue de l’éducation, Paris, Ed. L’Harmattan, 1996
PHILLIPS Herbert Moore, Alphabétisation et développement, Paris, Unesco, 1970
PNUD, Rapport sur le développement humain 2014 : pérenniser le progrès humain, Pnud, 2015
UNESCO, Rapport mondial de suivi de l’Education Pour Tous, Paris, Editions Unesco, 2006
Source : Direction générale des études et des statistiques sectorielles du Ministère de l’éducation nationale et de l’alphabétisation du Burkina : http://www.dgessmena.org/
Les objectifs du millénaire pour le développement (OMD) prévoyaient notamment que l’enseignement primaire universel soit une réalité dans le monde en 2015
Est considérée comme une langue nationale, toute langue parlée sur le territoire par une communauté d’hommes et de femmes burkinabè (Définition courante en l’absence d’un texte de loi fixant les modalités de promotion et d’officialisation des langues nationales tel que cela est prévu à l’article 35 de la constitution du Burkina Faso). Précisons que le Burkina Faso compte, à ce jour, une soixantaine de langues nationales.
Unesco institute for lifelonglearning (UIL) est la structure spécialisée de l’Unesco pour l’alphabétisation. Entretien réalisé à Paris le 12 janvier 2016
http://data.uis.unesco.org/
Estimée à 2.9% de 2011 à 2014 par la Banque mondiale.
Voir : http://data.worldbank.org/indicator/SP.POP.GROW
OCDE, L’économie fondée sur le savoir, Paris, 1996, p.14
Cf. Rapport mondial de suivi sur l’éducation pour tous, Paris 2006, p.33 et pp. 144-153
CourcelleMichel, Gestion du cycle de projet, Cours SciencesPo, Paris, novembre 2015
BalmeRichard, Stratégie de la décision, Cours SciencesPo, Paris, février 2016
Cf. Loi n°13-2007/AN portant loi d’orientation de l’éducation, Ouagadougou, 2007, p.4
Napon Abou et MaïgaAlkassoum, Rapport d’évaluation de la stratégie du faire-faire en alphabétisation et en éducation non formelle au Burkina Faso, Ouagadougou, novembre 2012, p. 10
NaponAbou et MaïgaAlkassoum, Op. cit., pp. 15-18
Entretien avec le Secrétaire général du Syndicat national des enseignants africains du Burkina Faso réalisé à Ouagadougou le 30 janvier 2016
Entretien avec le chargé des programmes de la coopération suisse réalisé à Ouagadougou le 1er février 2016
BollyMadina et JonasNicolas, Recherche-action sur la mesure des apprentissages des bénéficiaires des programmes d’alphabétisation, Hambourg, UIL-Unesco, 2015
Entretien avec le Directeur général du FONAENF réalisé à Ouagadougou le 11 avril 2016
Entretien avec l’ancien directeur de la recherche et des innovations en éducation non formelle et en alphabétisation réalisé à Ouagadougou le 27 janvier 2016
Entretien réalisé à Ouagadougou le 27 janvier 2016
Napon Abou et MaïgaAlkassoum, Op. cit., p57