L’AUTONOMIE DU CHAMP LITTERAIRE IVOIRIEN : ETUDE DE QUELQUES VARIATIONS
Amara KONE
Doctorant, Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan
Résumé : Cette réflexion voudrait investir les rapports entre les champs littéraire et politique dans le microcosme ivoirien. A rebours du postulat d’une autonomie qui se voudrait franche et définitive, il s’agira ici de poser la littérature ivoirienne comme un espace spécifique certes, jouissant néanmoins d’une autonomie relative et surtout à caractère variationniste du fait des liens qu’elle entretient avec un espace social voisin : le champ politique. L’analyse, prenant pour base les présupposés de la sociologie bourdieusienne du champ littéraire, saisira la littérature ivoirienne à des moments précis de son histoire (le désenchantement et la première décennie du 21ème siècle) et de ses rapports avec le champ politique afin de révéler la logique autre que renferme la notion d’ « autonomie » en contexte ivoirien.
Mots clés : littérature, politique, champ, autonomie
Abstract : This reflection may want to invest reports between literary and political fields in the ivorian microcosm. Backwards of the postulate of an autonomy which may want to be honest and defnitive, however it will be question to consider ivorian literature as a specific space, rejoicing in a relative autonomy and above all with a variationst character due to the links that it maintains with a social neighbour space called political field. The analysis, taking for basis the presupposed of the bourdieusian sociology of literary field, will catch ivorian literature at precised moments of its history and its reports with political field as to raise the logical that contains the autonomy notion in ivorian context.
Key words: literature, policy, field, autonomy.
INTRODUCTION
J’ai décrit et analysé (notamment dans mon livre intitulé Les règles de l’art) le long processus au terme duquel se sont constitués (…) des microcosmes sociaux que j’appelle des champs, champ littéraire, champ scientifique ou champ artistique ; j’ai montré que ces univers obéissent à des lois qui leur sont propres (…) et qui sont différentes au monde social environnant.[1]
Ce propos servira à définir ce qu’il est désormais convenu d’appeler « champ littéraire ivoirien » comme une configuration discursive qui, dans ses cérémonials, se montre lié, d’une façon ou d’une autre à au moins un champ social voisin : le champ politique.
Précisons d’entrée que la configuration généralement éclatée de l’ensemble du champ négro-africain a souvent été évoquée comme la preuve manifeste du manque ou même de l’absence d’autonomie[2] et par conséquent d’une inadéquation de la notion de champ appliquée à l’espace africain. De plus, dans l’histoire littéraire africaine, les exégètes situent les ruptures généralement à des épisodes précis des rapports entre « littérature » et « politique ». Pourtant l’autonomie, dans sa version bourdieusienne, désigne le fait que la littérature revendique une indépendance de plus en plus croissante à l’égard des contingences politiques, religieuses, économiques, etc. qui pourraient être tenues pour des ingérences illégitimes.
Mais une révision de la notion dans son usage le plus sommaire révèle que « l’autonomie absolue n’est que l’autre nom de la dépendance, et que celle-ci, dans tous les cas, jure davantage avec le nomos en tant que loi spécifique propre à l’espace social en situation »[3]. Aussi, comme le précise Véronique Porra, l’autonomie « n’est (…) pas à interpréter comme la marque d’une liberté absolue de la littérature, mais plutôt comme une autonomie relative »[4]. Ces explications ont pour avantage de donner force et consistance à l’application de la théorie du champ littéraire à l’espace ivoirien, mais surtout, elles mettent en lumière le caractère relativement discontinu et variationniste que revêt l’autonomie de la littérature ivoirienne notamment face au champ du pouvoir.
Cette étude s’efforcera alors de brosser un tableau représentant les différentes variations de l’autonomie de la littérature ivoirienne vis-à-vis du pouvoir politique tout en s’appuyant sur les présupposés bourdieusiens de la théorie des champs symboliques. Dans ce sens, la première articulation sera consacrée aux rapports de la littérature ivoirienne avec le champ politique à l’heure du désenchantement où, à travers une posture discursive très critique du pouvoir et la mise en place d’une « économie littéraire », les acteurs du champ littéraire montrent une forte indépendance à l’égard des milieux politiques. La seconde, qui prendra en compte la première décennie du 21ème siècle fera lire une intrication plus affirmée de l’acte d’écriture dans les affaires politiques et inversement, et ce, à travers ce que nous appelons « l’écrivain-politicien ».
I – LE DESENCHANTEMENT : UNE AUTONOMISATION DISCURSIVE ET ECONOMIQUE
La gestion politique des Etats africains fraîchement indépendants est marquée globalement par l’absence de démocratie ou encore la résurgence de conflits armés un peu partout sur le continent. Les écrivains, soucieux de jouer le même rôle que lors de la colonisation – celui de critiques des pouvoirs politiques – se verront confronter à des pouvoirs répressifs. C’est à ce moment que le champ littéraire met en place les éléments lui permettant son autonomisation. Il s’agit d’une part d’un nouveau schéma discursif dans lequel l’ennemi est désormais le « frère noir » devenu président de la République ; et d’autre part, de la mise en place d’un système économique propre aux agents du champ littéraire.
1 – Le désapparentement thématique
La dégradation de la situation socio-politique sur le continent et les déceptions suscitées par les nouveaux pouvoirs africains modifient les rapports d’apparentement qu’on pouvait observer avant l’indépendance. En Côte d’Ivoire, la désillusion est toute aussi grande.
Le pays est rapidement marqué par l’affaire dite des « faux complots »[5] dès 1963. Dans cette « affaire », plusieurs intellectuels et acteurs de la vie culturelle avaient été accusé de complots à l’encontre du président de la République pour des motifs parfois surréalistes.
C’est d’abord Mockey qui est en effet accusé de complot contre Houphouët-Boigny et démis de toutes ses fonctions (…). Complot peu ordinaire dans une république, car les moyens que l’homme aurait mis en œuvre ne sont autres que des moyens mystico fétichistes, dont un chat enterré avec la photo d’Houphouët-Boigny dans les boyaux[6].
Kassimi Bamba ajoutera :
(…) d’autres personnes seront successivement emprisonnées pour des faits de complots. Il s’agit notamment d’Amadou Koné, de Joachim Bony, de Charles Donwahi. Ils sont les auteurs du complot dit des « jeunes », des « intellectuels » ou des « universitaires ». Les personnes arrêtées dans le cadre du complot des « anciens » sont Germain Coffi Gadeau, Dignan Bailly, Kwamé Benzène, Tidiane Dem, Capris Djédjé, Kacou Alain… Tous ces « opposants » furent emprisonnés[7].
La crainte de s’attirer les foudres du pouvoir se percevait même à l’intérieur des productions littéraires où l’image d’Houphouët Boigny, semble-t-il, hantait les écrivains et les contraignait à l’autocensure. Les cas de Silence on développe de Jean Marie Adiaffi en est assez symbolique. La fin du roman étant annoncée pour 1893, il faut néanmoins attendre 1992, soit neufs années plus tard avant de voir paraître l’œuvre. C’est l’éditeur qui donne les raisons d’un tel retard :
Ce roman, en 1983, appelait de ses vœux à la fin de tous les dictateurs de partis uniques, l’avènement du multipartisme et de vraies démocraties en Afrique, la libération de Mandela et l’effondrement final de l’apartheid… Aujourd’hui 1991, Sankara est mort, trahi par les siens, comme dans le romans, Mandela à qui ce livre est dédié, a été libéré ; et puis depuis 1990, nous assistons à l’ébranlement en Afrique des systèmes de dictature militaire ou civile[8]
Au début des années 1980, c’est une période d’incertitude économique qui s’annonce dans le pays. En effet, la Côte d’Ivoire va sombrer dans une crise économique du fait de la brutale chute mondiale des cours du café et du cacao qui aura vite fait de transformer le miracle économique en « mirage ». Viendront ensuite la dévaluation du franc CFA, le multipartisme et les mouvements sociaux (les crises à l’université, les marches de l’opposition…).
Tous ces événements feront s’effondrer le mythe de l’Afrique glorieuse longtemps chantée par les négritudiens. Le discours thématique s’inscrira donc à contre-courant d’une telle idéologie.
L’écrivain ivoirien se trouvera confronté à un dilemme : adopter la politique de l’autruche (ne rien voir, ne rien entendre et donc ne rien dire) et par conséquent se rendre complice d’un suicide collectif annoncé; ou plutôt jouer son rôle d’ « intellectuel engagé » au risque de s’attirer les foudres du pouvoir politique. Nombreux seront ainsi les écrivains ivoiriens qui se vêtiront volontiers de leur manteau d’éveilleur de conscience, qui joueront le rôle moral qui semble leur avoir été assigné par la société, le rôle du crieur public, de celui qui dit à haute voix ce que le reste du monde murmure. Se faisant, les écrivains ivoiriens répondaient ainsi à cette fonction sociale que Pierre Macherey assigne à la littérature : « Chez un peuple privé de liberté, la littérature est le seul tribunal du haut duquel il puisse entendre les cris de son indignation et de sa conscience. »[9]. Pour Dominique Ranaivoson, la légitimité de l’écrivain africain est aussi liée à l’accomplissement de ce devoir moral qui le lie à son public, à sa société, au « peuple » :
Le rôle social de l’écrivain qui détermine très fortement l’horizon d’attente du lectorat est dans les sociétés du Sud de porter la voix de la communauté, quelle qu’elle soit, et d’énoncer les valeurs positives dont celle-ci a besoin pour avancer, c’est-à-dire surmonter les épreuves auxquelles elle est confrontée. Dans une Afrique en proie aux difficultés multiples, cette demande morale pèse fortement sur l’écrivain si bien que la légitimation sera aussi liée à la convergence entre le message donné et les aspirations communes[10].
Les œuvres construites suivant un tel modèle discursif sont nombreuses dans le champ ivoirien. Dans les romans de Jean-Marie Adiaffi, Ahmadou Kourouma ou encore Maurice Bandaman, on voit se mouvoir des dirigeants ignobles, déterminés à garder le pouvoir au prix du massacre et des malheurs du peuple. Une telle esthétique est portée à son paroxysme au théâtre avec Zadi Zaourou et Bernard Dadié notamment dans Monsieur Thogo Gnini, Iles de tempêtes ou encore Les voix dans le vent avec le personnage de Nahoubou 1er.
L’autonomisation procède ainsi par l’application d’une thématique qui rame à contre-courant des aspirations des tenants du pouvoir politique. Mais cela ne suffit certes pas, car les structures économiques demeurent sous la forte influence du champ politique. Pour juguler ce handicap, le champ littéraire va produire sa propre économie.
2 – Une économie littéraire
Dans sa description de l’histoire du champ littéraire français, Bourdieu la pose comme « un monde économique à l’envers ». Pour lui, le champ est animé économiquement à travers deux modes de production et de circulation obéissant à des logiques inverses.
A un pôle, l’économie anti-économique de l’art pur qui, fondée sur la reconnaissance obligée des valeurs de désintéressement et sur la dénégation de l’ « économie » (du « commercial ») et du profit « économique » (à court terme), privilégie la production de ses exigences spécifiques, issues d’une histoire autonome. Cette production qui ne peut reconnaître d’autre demande que celle qu’elle peut produire elle-même est orientée vers l’accumulation du capital symbolique, comme capital « économique » dénié, reconnu donc comme légitime (…). A l’autre pôle, la logique « économique » des industries littéraires et artistiques qui faisant du commerce des biens culturels un commerce comme les autres, confèrent la priorité à la diffusion, au succès immédiat.[11]
Il sera donc question de mettre en relief cette capacité du champ littéraire à générer une économie qui lui est spécifique. Cette « économie littéraire », en proposant un rapport spécifique de l’œuvre littéraire au profit dévoile une logique inversée de la pratique de l’économie dans son entendement classique.
Il va de soi que prendre ses distances avec les cercles politiques implique inévitablement le fait de se voir déposséder des prébendes économiques afférentes. Par la recherche de la consécration et de l’autonomie non plus auprès des politiques mais plutôt à l’intérieur du champ et des institutions afférentes, les écrivains et autres acteurs du champ littéraire mettront en place une « économie littéraire » différente de « l’économie économique » par laquelle ils étaient assujettis au champ politique. En France, ce besoin de vivre uniquement de son art, en s’émancipant des espaces sociaux voisins s’est traduit par le phénomène de la bohème.
Avec le rassemblement d’une population très nombreuse de jeunes gens aspirant à vivre de l’art, et séparés de toutes les autres catégories sociales par l’art de vivre qu’ils sont entrain d’inventer, c’est une véritable société dans la société qui fait son apparition (…). Le style de vie bohème, qui a sans doute apporté une contribution importante à l’invention du style de vie d’artiste, avec la fantaisie, le calembour, la blague, les chansons, la boisson et l’amour sous toutes ses formes, s’est élaboré aussi bien contre l’existence rangée des peintres et des sculpteurs officiels que contre les routines et la vie bourgeoise (…) Mais l’invention du personnage littéraire de la bohème n’est pas un simple fait de littérature : de Murget et Chamfleury à Balzac et au Flaubert de l’éducation sentimentale, les romanciers contribuent grandement à la reconnaissance publique de la nouvelle entité sociale, notamment en inventant et en diffusant la notion même de bohème, et à la construction de son identité, de ses valeurs, de ses normes et de ses mythes.[12]
Il va de soi que la « nouvelle société » ainsi créée, en s’opposant aux normes et conventions instituées, se construit un ‘’art de vivre’’, un art littéraire dont au moins l’une des spécificités réside en la mise en place d’une économie particulière dont le fonctionnement consiste en la dénégation de l’économie marchande et en la proclamation ou la mise en place d’une économie spécifique telle que l’entendent ses acteurs.
Le phénomène de la « bohème » n’a pas existé en Côte d’Ivoire. Pour autant, les écrivains ne renient pas la logique économique de l’économisme. Ils imposent une économie littéraire conforme aux réalités spécifiques au champ et à la société. Il ne s’agira pas de résister à l’ « économie économique » en optant pour le mode de vie « bohème », mais de contourner la misère sociale qui rime avec une telle résistance à travers l’exercice d’activités parallèles dont l’avantage est de s’affranchir des idéologies politiques et des impératifs économiques imposés par les instances de consécration d’alors. Ils seront, pour la plupart, enseignants à l’instar de Zadi Zaourou, Charles Nokan, Tanella Bony, Jean-Marie Adiaffi, Maurice Bandaman… Ahmadou Kourouma était actuaire. D’autres ont été ou sont encore journalistes. Ce sont : Noel X. Ebony, Tiburce Koffi, Venance Konan… A cette époque, l’autonomisation tient aussi du fait pour les acteurs du champ, de créer une « économie littéraire » dont les manifestations, les intentions et retombées ressortissent essentiellement d’une logique propre à l’espace littéraire ivoirien.
La proclamation d’une « économie littéraire » différente de « l’économie marchande » se perçoit ainsi à travers ce que Bourdieu a appelé « économie des biens symboliques » (valeur immatérielle du produit), mais aussi – comme on vient de le voir – à travers la capacité des écrivains à s’investir dans des activités différentes de la littérature. De plus, la commercialisation de la production littéraire à travers l’industrie éditoriale et les librairies permet aux écrivains de tirer un bénéfice économique direct de la pratique de l’écriture. Toutes choses qui renseignent sur le fait que l’histoire du champ littéraire, c’est non seulement l’histoire de ses formes textuelles, des tensions, des idées, mais aussi celle de son aventure économique avec ses éditeurs, ses libraires, ses diffuseurs, ses auteurs avec leurs profits et leurs pertes à l’instar des entreprises et autres structures économiques classiques.
Les hommes et les femmes qui œuvrent pour donner vie aux idées, tous ceux qui ont écrit, fabriqué et vendu des livres sont des créateurs de chair et de sang. Ils ont marchandé, bluffé, espionner, menti. Ils ont été ruinés et ils ont fait fortune en donnant libre cours à toute la gamme des émotions humaines.[13]
Cette période de forte autonomie du champ littéraire ivoirien tient donc du désapparentement observé au niveau discursif entre littérature et politique ; mais cela n’aurait été possible sans l’adoption de cette stratégie consistant à mettre en place une « économie littéraire » qui permet aux agents littéraires de contourner « l’économie économique » ou « l’économie marchande » fortement liée au champ politique et dont ils bénéficiaient naguère.
Mais l’entame du XXème siècle donne à voir une configuration nouvelle dans les relations du champ littéraire avec le champ politique. Il s’agit de cette littérature ostensiblement marquée par l’appartenance politique des écrivains dont il convient d’analyser à présent quelques modalités pratiques.
II – LES CONFIGURATIONS ACTUELLES : L’ECRIVAIN-POLITICIEN
En effet, pendant la période qui part de la fin des années 90 à 2010, la Côte d’Ivoire a traversé une succession de crises socio-politiques doublées d’affrontements armés qui ont fortement ébranlé la cohésion sociale en instaurant un climat de méfiance et de défiance tant au sein des acteurs politiques qu’au niveau des relations entre les différentes communautés et groupes ethniques. Revenons ici sur quelques-uns des évènements les plus marquants de cette période.
Le 24 décembre 1999 le pays connaissait son premier coup d’Etat militaire. Le Général Guéi Robert chassait du pouvoir Henri Konan Bédié et instaurait une période de transition qui prenait fin avec l’élection d’octobre 2000. Cette élection pour laquelle d’importants candidats avaient été écartés (Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié) avait abouti à l’accession au pouvoir de Laurent Gbagbo après de violentes contestations et affrontements armés. Moins de deux années plus tard, soit le 19 septembre 2002, le pouvoir du nouveau président sera confrontée à une tentative de coup d’Etat qui se transformera très vite en une rébellion dirigée par Guillaume Soro et ayant sous son contrôle la moitié nord du pays. Après maintes sessions de négociations et de médiations entre la partie gouvernementale, les représentants rebelles et ceux de l’opposition politique (ce sont entre autres les accords de Linas-Marcoussis en 2003 et ceux de Ouagadougou de 2007) on aboutira à un accord sur l’organisation des élections présidentielles d’octobre et de novembre 2010. Comme lors de la précédente élection, le pays retombera dans un nouveau cycle de contestations civiles et militaires violentes avec d’un côté le président sortant (Laurent Gbagbo) soutenu par l’armée régulière, et de l’autre, son challenger (Alassane Ouattara) soutenu par la rébellion et par la majorité des organismes internationaux (ONU, UE, UA, CEDEAO). Cette unième crise s’achèvera le 11 avril 2011 avec l’arrestation de Laurent Gbagbo par les forces fidèles à Alassane Ouattara.
En ce début de 21ème siècle, l’autonomie du champ littéraire donne à voir des écrivains manifestant d’une façon inhabituelle leur rapport avec d’autres espaces sociaux ; notamment avec le champ politique. Ces rapports laissent entrevoir un nouveau type d’écrivain.
(…) Il ne faut pas penser « le champ littéraire » ou « l’autonomisation de l’écriture » comme une séparation totale du littéraire et du social, bien au contraire, cette autonomisation favorise des nouvelles voix d’interaction entre eux et s’ouvre sur la notion de l’écrivain-intellectuel ou celle de l’écrivain-politique. L’homme de lettres, jouit en effet d’un grand prestige social qui le rend susceptible de se mêler de politique et de se prononcer en faveur de la justice.[14]
En Côte d’Ivoire, il semble que se « mêler de politique et se prononcer en faveur de la justice » ne se limite plus à l’imaginaire mis en jeu dans les livres. Les écrivains ont investi le champ politique et c’est désormais à partir de leurs différentes postures politiques qu’ils mèneront leur combat pour la justice avec, comme le veut le jeu politique, un adversaire désigné, censé incarné la tricherie, l’injustice, le mal, etc. Ils suivent en cela la forme et la couleur particulières que donne la formation politique aux notions de « paix » et de « justice ».
En cette période de tensions exacerbées, les écrivains, en tant que composante à part entière de la société, ont un rôle à jouer. Mais le cas ivoirien des années 2000 n’est pas celui de la période pré-indépendance ou même du désenchantement. La littérature n’est plus seulement cette arme de dénonciation et de revendication pour un bien-être partagé et une justice sociale, elle est devenue surtout un instrument – opérant aux mains des écrivains – de défense de sa position et de son camp politique. Cette tendance des écrivains ivoiriens à se montrer publiquement marqués politiquement s’est accrue sous la présidence Gbagbo avec ce que certains critiques ont appelé « la République des professeurs »[15]. Comment se comportent-ils à l’intérieur de cette « République » ?
(…) tous ne rêvent que d’une chose : s’asseoir dans un bureau ministériel ou à défaut celui de directeur de cabinet, de conseiller spécial, de chargé de mission. Tous veulent jouir du pouvoir et des privilèges, aucun d’eux n’ose plus prendre le risque de poser un regard critique sur la pratique du pouvoir.[16]
Maurice Bandaman renchérit :
Oui, les chaires de nos universités sont désertées pour les spacieux et confortables bureaux des tours de la cité administrative et de la Primature. Ces doctorats qui nourrissent moins que les BTS ont fini par faire de leurs titulaires, des clients de la cagnotte présidentielle. Et par se transformer en bandeau pour fermer les bouches : ‘’Une bouche pleine ne parle pas.’’[17]
Les écrivains ivoiriens se transformeront donc en chantres pour le compte leurs partis politiques afin, semble-t-il de bénéficier des prébendes économiques et sociales afférentes au statut d’ « homme politique ». Fini donc l’ère de « l’écrivain-politique », c’est désormais le temps de l’écrivain-politicien par voie littéraire. Comme les médias ou d’autres acteurs de la vie ivoirienne qui ont été étiquetés pro-Gbagbo, pro-Ouattara, pro-RHDP, pro-FPI[18], les écrivains de notre ère pourraient eux-aussi être estampillés ainsi. De la sorte sont parus dans la décennie 2000-2010 plusieurs ouvrages fonctionnant pour la plupart sous le registre de l’essai ; des ouvrages dont David N’Goran offre ce répertoire :
Les prisonniers de la haine (roman, 2003), Robert et les catapilas (roman, 2005) de Venance Konan, La guerre de la France contre la Côte d’Ivoire (essai, 2003) de Mamadou Koulibaly, Chronique d’une guerre perdue (essai, 2004) de Agnès Kraidy, Ne pas perdre le nord (essai, 2005), et Regard culturel (essai, 2010) de Sery Bailly, L’agonie du jardin (essai, 2006) de Tiburce Koffi, Paroles d’Honneur (essai, 2007) de Simone Gbagbo, La recolonisation de l’Afrique, le cas de la Côte d’Ivoire (essai, 2007) de Théophile Kouamo, Côte d’Ivoire : chronique d’une guerre annoncée (essai, 2007) de Maurice Bandaman, Les monstres ne supportent pas la lumière (essai, 2008) de Sylvestre Konin.[19]
Ces textes, comme nous l’avons déjà insinué plus haut, souffrent de partialité. Leurs auteurs, affiliés à des formations politiques, manquent de crédibilité dans le traitement des différents sujets abordés. Politiciens qu’ils sont devenus, ils ne jettent plus un regard critique sur le monde dans sa globalité, mais sur le camp d’en face, c’est-à-dire sur la formation politique adverse. Ces textes littéraires sont en réalité « la projection d’une position et d’une prise de position politique par voie littéraire »[20]. Par exemple, dans celui de Mamadou Koulibaly, membre du FPI et président de l’Assemblée nationale sous l’ère Gbagbo, c’est de ce statut qu’il défend le président lorsque survint la rébellion avec en ligne de mire le coupable désigné : la France.
L’homme (Gbagbo) a été choisi par les Ivoiriens pour mener la politique de la Refondation qu’il leur a proposée. (…) Mais la Refondation gêne de nombreux intérêts en Côte d’Ivoire et ailleurs dans le monde. (…) La France n’apprécie pas la Refondation, surtout lorsque celle-ci porte atteinte aux intérêts français. (…) Dans l’imaginaire collectif des Ivoiriens, ces intérêts français qui ne respectent pas toujours leurs engagements, sont les financiers et les commanditaires de cette coalition internationale contre le régime ivoirien.[21]
Mais il faut ajouter l’existence, dans cette même période, de textes littéraires dont les auteurs, contrairement aux premiers cités, n’ont pas d’appartenance politique, ou du moins ne l’ont-ils pas affiché publiquement. Ce sont La ronde des hyènes (2000) de Camara Nangala, La guerre des femmes suivi de La termitière (2001) de Zadi Zaourou, La reine Pokou, concerto pour un sacrifice (2005) de Véronique Tadjo ou encore Les nègres n’iront jamais au paradis (2006) de Tanella Boni, etc. Ces textes permettent de maintenir la littérature ivoirienne de cette époque dans son autonomie naissante – du moins au niveau du contenu des textes – avec des écrivains non marqué politiquement et jouissant à cet effet d’une liberté de ton.
On pourra retenir de ce dernier chapitre que la décennie 2000-2010 dévoile une configuration particulière du champ littéraire. Elle fait lire une indistinction, chez les écrivains, entre l’acte d’écriture et l’action de militant du fait de leur affiliation à une formation politique. L’écriture est visiblement devenue un objet politique non identifié (OPNI)[22] car participant presqu’à notre insu à la vie politique ivoirienne.
CONCLUSION
L’objet de cette étude résidait dans le fait d’analyser deux variations particulières de l’autonomie du jeune champ littéraire ivoirien face au champ politique. Il s’est avéré, à cet effet, que de tout temps la littérature ivoirienne s’est montrée marquée par ses liens avec le champ politique. Dans un premier temps, boostée par le vent de désenchantement qui souffle sur l’ensemble du champ négro-africain, les écrivains ivoiriens ont su se démarquer des politiques à travers la mise en place d’un schéma discursif particulier et d’une économie spécifique. En second lieu, l’analyse s’est intéressée à la pratique littéraire de ces dernières années, marquée cette fois-ci, par une autonomie plus faible de sorte à marquer une indistinction entre l’acte d’écriture et celui d’acteur politique de leurs auteurs. En somme, cette proposition aura mis en lumière une donnée longtemps ignorée ou tout simplement déniée du champ littéraire. Son autonomie, loin d’être une donnée franche et définitivement acquise, demeure plutôt relative et variationniste en fonction des interactions avec des espaces sociaux voisins.
BIBLIOGRAPHIE
ABBASI Ali et AKBARPOURAN Monire, « Le champ littéraire : pour repenser la politisation de l’écriture » in La Poétique, 1ère année, n°2, été 2013.
ADIAFFI Jean Marie, Silence on développe, Paris, Nouvelles du sud, 1992.
BAMBA Kassimi, « Du bâillonnement à l’autocensure : l’histoire tortueuse du mouvement intellectuel en Côte d’Ivoire » in Débats, courrier d’Afrique de l’ouest, n°69, novembre 2009.
BANDAMAN Maurice, Côte d’Ivoire : chronique d’une guerre annoncée, Abidjan, 24 Heures Editions, 2004, 246 p.
BOURDIEU Pierre, « La marchandisation de la culture » in Inter : art actuel, n°80, 2001-2002.
BOURDIEU Pierre, Les règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
CONSTANT-MARTIN Dénis, Sur la piste des OPNI (objets politiques non identifiés), Paris, Karthala, 2002.
DARNTON Robert, Gens des lettres, gens du livre, Paris, Odile Jacob, 1990.
DIARRA Samba, Les faux complots d’Houphouët-Boigny, Paris, Karthala, 1997.
FONKOUA Romuald et HALEN Pierre, Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001.
GOA Kacou, « Implication des médias dans l’exacerbation de la crise post-électorale de 2010 en Côte d’Ivoire » in Le cahier des arts, n°3, Décembre 2014.
KOULIBALY Mamadou, La guerre de la France contre la Côte d’Ivoire, Abidjan, Editions, La Refondation, 2003.
MACHEREY Pierre, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966.
N’GORAN David K., « Pierre Bourdieu et l’Afrique littéraire. Essai de sociologie du texte » in RILE, n°1, 2010.
N’GORAN David K., « Cinquante ans de littérature ivoirienne. Petite histoire de la conscience nationale » in Revue Baobab, numéro spécial, le 18/02/2012.
PORRA Véronique, « Autonomisation (du champ littéraire) » in BENIAMINO Michel et GAUVIN Lise, Vocabulaire des études francophones. Les concepts de base, Limoges, Pulim, 2005.
RANAIVOSON Dominique, « Les littératures africaines francophones dans le champ littéraire occidental : Changement de destinataires ou accession à un double lectorat ? » in Helix, n°6, Metz, 2013.
[1] Pierre Bourdieu, « La marchandisation de la culture » in Inter : art actuel, n°80, 2001-2002, pp. 5-9.
[2] Voir par exemple Jacques Dubois, L’institution de la littérature, Paris/Bruxelles, Nathan/Labor, 1978 et Paul Aaron, « Le fait littéraire francophone » in Romuald Fonkoua (textes réunis par) et Pierre Halen, Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001, pp. 39-55.
[3] David K. N’Goran, « Pierre Bourdieu et l’Afrique littéraire. Essai de sociologie du texte » in RILE (Revue Ivoirienne des Langues Etrangères), n°1, 1er trimestre 2010.
[4] Véronique Porra, « Autonomisation (du champ littéraire) », in Michel Beniamino et Lise Gauvin (dir.), Vocabulaire des études francophones. Les concepts de base, Limoges, Pulim, 2005, p. 25.
[5] Samba Diarra, Les faux complots d’Houphouët-Boigny, Paris, Karthala, 1997 .
[6] Ibid., p. 24.
[7] Kassimi Bamba, « Du bâillonnement à l’autocensure : l’histoire tortueuse du mouvement intellectuel en Côte d’Ivoire » in Débats Courrier d’Afrique de l’Ouest, n°69, Novembre 2009.
[8] Jean Marie Adiaffi, Silence on développe, Paris, Nouvelles du Sud, 1992, p. 11.
[9] Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, p. 137.
[10] Dominique Ranaivoson, «Les littératures africaines francophones dans le champ littéraire occidental : Changement de destinataires ou accession à un double lectorat » in Helix, n°6, 2013, pp. 93-124.
[11] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art., p. 202.
[12] Ibid., p. 86.
[13] Robert Darnton, Gens des lettres, gens du livre, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 7.
[14] Ali Abbasi et Monire Akbarpouran, « Le champ littéraire : pour repenser la politisation de l’écriture » in La Poétique, 1ère année, n°2, été 2013.
[15] Kassimi Bamba, « Du bâillonnement à l’autocensure : l’histoire tortueuse du mouvement intellectuel en Côte d’Ivoire » in Débats, Courrier d’Afrique de l’Ouest, n°69, Novembre 2009.
[16] Ibid.
[17] Maurice Bandaman, Côte d’Ivoire : chronique d’une guerre annoncée, op. cit., p. 226.
[18] Voir Kacou Goa, « Implication des médias dans l’exacerbation de la crise post-électorale de 2010 en Côte d’Ivoire » in Le cahier des arts, n°3, Décembre 2014.
[19] David K. N’Goran, « Cinquante ans de littérature ivoirienne. Petite histoire de la conscience nationale » in Revue Baobab, numéro spécial, 18/02/2012.
[20] Ibid.
[21] Mamadou Koulibaly, La guerre de la France contre la Côte d’Ivoire, Abidjan, Editions La Refondation, 2003, pp. 4-5.
[22] Denis Constant-Martin, Sur la piste des OPNI (objets politiques non identifiés), Paris, Karthala, 2002.