Numero special 1 - "Jeunes chercheurs"

Le personnage de bokano dans en attendant le vote des betes sauvages d’ahmadou kourouma : Koné Diakaridia

LE PERSONNAGE DE BOKANO DANS EN ATTENDANT LE VOTE DES BETES SAUVAGES D’AHMADOU KOUROUMA : UNE REECRITURE POSTMODERNE[1]DE MAHOMET, LE PROPHETE DE L’ISLAM ?  

 

Koné Diakaridia

Maître-assistant, Université Alassane Ouattara, Côte d’Ivoire

Résumé : Le personnage de Bokano, tel qu’il est présenté dans En attendant le vote des bêtes sauvages de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, a de nombreux traits de congruence avec Mahomet, le prophète de l’islam. Porteur d’un certain nombre de valeurs et d’une grande soif d’absolu, il est, pour les habitants de Ramaka, le sujet d’un culte exubérant et sacré. L’on cherche à mieux le connaître afin de découvrir sa singulière personnalité. Toutefois, à cause des réalités du contexte dans lequel ce personnage religieux de l’imaginaire textuel évolue, il est soumis à une diffraction. On est bien là, en définitive, en présence d’une peinture négative et controversée du prophète des musulmans.

Mots-clés : Mahomet, islam, religieux, postmoderne, diffraction.

Abstract: The character of Bokano, such as it is introduced in While waiting for the vote of the wild beasts of the writer of the Ivory Coast Ahmadou Kourouma, refers many of congruence with Mahomet, the prophet of Islam. Carrier of a certain number of values and a great thirst for absolute, it is, for the inhabitants of Ramaka, the subject of an exuberant and crowned worship. One seeks with knowing best in order to discover his singular personality. However, because of realities of the context in which this religious character of imaginary textual evolves, it is subjected to a diffraction. One is well there in the presence of a negative and reversed painting of the muslims prophet.

 

Keywords : Mahomet, Islam, religious, postmodern, diffraction.

INTRODUCTION 

  

« […] Le peuple a confiance en ses ancêtres, ses saints […] ; cette foi devient un modèle à part entière et interroge bon nombre d’intellectuels… »  (Jakeza Le Lay, 2010, p. 52)

 

Le 30 septembre 2005, le journal danois Jyllands-Posten publie une série de 12 dessins caricaturant Mahomet, le prophète de l’islam, coiffé d’un turban en forme de bombe[2]. Il n’en fallait pas plus pour que les réactions les plus hostiles des musulmans à l’égard de cette attitude jugée ’’hautement provoquante’’ commencent à se faire attendre. Des manifestations pacifiques ou parfois violentes se produisent notamment en Jordanie, en Algérie, au Liban, en Syrie, en Lybie et au Maroc. Face à l’ampleur d’une telle contestation qui risquait de lui coûter la vie, Kurt Westergaard, l’auteur des caricatures, a dû démentir[3] avoir voulu « représenter » le prophète de l’islam.

À la différence de la caricature, reflet presque fidèle du réel dont on grossit un ou plusieurs aspects et qui pourrait être source de troubles, la littérature reste, ainsi que l’affirme Sony Labou Tansi, un jeu de « cache-cache avec le réel » (Sony Labou Tansi, 1988, p. 90), surtout lorsqu’il s’agit de représenter des figures aussi ’’sensibles’’ comme Mahomet, fondateur de l’islam. Ainsi, l’histoire fondée sur le paradigme de la vie du prophète des musulmans, en tant que modèle et référence, semble avoir fortement inspiré de nombreux romanciers africains.

Ahmadou Kourouma s’inscrit dans cette perspective, notamment à travers son roman En attendant le vote des bêtes sauvages. En effet, dans le micro-récit enchâssé[4] se rapportant au personnage de Bokano et à sa vie à Hairaidougou, village créé par lui, le symbolisme religieux du personnage ancre la narration dans un champ allégorique et crée une espèce de boucle référentielle avec Mahomet.  Ce « maître », « grand savant dans la divination (Kourouma, 1998, p. 61) » et croyant profondément en Allah et en ses recommandations, implante sa foi religieuse dans l’espace englobant de Ramaka. Presqu’à l’image de Mahomet, ce prophète de l’imaginaire textuel est objet d’admiration par les siens qui le vénèrent et cherchent par tous les moyens à le connaître afin de mieux découvrir sa singulière personnalité. Porteur d’une certaine soif d’absolu, il fait l’objet d’un culte ouvert et populaire.

Toutefois, les mécanismes mimétiques qui caractérisent le personnage kourouméen pour dire et revisiter le prophète de l’islam échappent parfois au réel, tant certains faits se rapportant à la vie du personnage fictif sont grotesques et exubérants.

Une telle argumentation qui laisse entendre que Bokano est modulable peut être renforcée par le fait que, diégétiquement, il joue un rôle statutaire dû à sa position axiale et à sa récurrence. Partant de ce postulat, et faisant le constat du passage de la société disciplinaire de Foucault à une société postmoderne se nouant autour de l’anti-raison, de la publicité, des excès, etc., comme principes sociaux, la notion de prophète des ’’temps nouveaux’’ devient alors opérante dans un premier niveau d’analyse. La validation et la consolidation de ces acquis théoriques nourrissent, dans une deuxième articulation, le repérage et l’identification des différents traits de congruence existant entre Mahomet et le personnage de Bokano. Le troisième et dernier axe vise enfin à montrer, qu’en définitive, Bokano n’est rien de moins qu’une réappropriation d’un sujet schizophrénique (la rencontre ou la somme de deux valeurs antithétiques) dans le contexte des nouvelles écritures africaines fortement tributaires d’un certain postmodernisme ou mieux d’un certain hyperréalisme.

  1. L’IMAGE DU ’’PROPHETE’’ EN CONTEXTE POSTMODERNE : UN PERSONNAGE CONTROVERSE

           

Dans l’histoire littéraire de langue française, l’un des traits de la ’’modernité’’ concernait, surtout au XVIe siècle, à remettre en cause le principe de l’imitation dont le point culminant reste la querelle des Anciens et des Modernes. Plus tard au XIXe siècle, la question de la modernité s’invite dans les oppositions entre groupes et cénacles dont les luttes structurent le champ jusqu’à ce que Charles Baudelaire parvienne à imposer son propre principe de ’’modernité’’ comme terme incontournable du débat en vigueur dans l’univers littéraire. Cependant, au XXe siècle, les avant-gardes rivalisent d’innovations et débouchent sur le concept de « postmodernisme » comme condition socio-économique de la mondialisation capitaliste et les productions culturelles qui diffèrent de la modernité (Havercroft, 2010).

Dans Le Langage de l’architecture postmoderne (Londres, 1977), le livre-manifeste du mouvement5, Charles Jencks réinscrit l’architecture dans le fil d’une histoire générale des mouvements artistiques, incite à un retour aux compositions et aux motifs empruntés au passé et à un éclectisme s’appuyant sur un regard nouveau portant aussi bien sur la culture populaire et son expression architecturale, que sur la culture savante.

Employé par la suite en littérature, le postmodernisme devient un avatar critique de la modernité en marquant une espèce de distance critique avec les discours liés à la modernité, à la Raison, à l’Esprit, au Mythe… Pour Janet M. Paterson, « […] l’énonciation [postmoderne ], se caractérise par un processus d’autoreprésentation selon lequel la pulsion du dire se fait entendre dans une profonde et incommensurable vulnérabilité » (Paterson, 1993, p. 5).

Dans un tel contexte, la notion de « prophète », entendue dans le sens de devin, d’oracle, devient polémique car désormais soumise à la critique de la Raison et de l’Éthique. En elle, peuvent alors cohabiter des notions antinomiques telles que le bien et le mal, le bon et le mauvais, le sublime et le laid. Influencé par ce processus de contamination, le roman africain francophone post-indépendance reprend à son compte cette esthétique de la représentation.

Ainsi, chez Kourouma, en posant principalement la figure de Bokano comme le sujet focal autour duquel se noue toute la trame de cette étude, l’image initiale du prophète, articulée autour d’une valeur forte, devient inopérante. Car du fait des enjeux matériels et individuels, ce maître spirituel est soumis à une grande diffraction. À l’image de la société postmoderne elle-même, il se caractérise par son obstination à rechercher

[…] la qualité de vie, [la] passion de la personnalité, [la] sensibilité verte, [la] désaffection des grands systèmes de sens, [le] culte de participation et de l’expression, [le] mode rétro, [la] réhabilitation du local, du régional, [et] de certaines croyances et pratiques traditionnelles.  (Lipovestky, 1983, p. 14)

Adama Coulibaly fait la même remarque lorsqu’il écrit que le ’’sujet postmoderne’’ se présente comme la forme d’une « personnalité emphatique sûre de son droit, n’entreprenant pas ou tendue vers la satisfaction de ses propres envies » (Coulibaly, 2011, p. 214). À la différence des prophètes des religions monothéistes, ce type de prophète se désacralise, se désinstitutionnalise, postulant ainsi le principe de la délégitimation. Construit sur les matériaux de la poétique baroque du double, cet être émerge désormais à partir de deux images antithétiques. Assurément, il s’agit d’un personnage qui se manifeste sous différents avatars, chacun illustrant une facette de son être. Ainsi, pour Janet Paterson, on peut affirmer qu’une « pratique littéraire est ’’postmoderne’’ lorsqu’elle remet en question, aux niveaux de la forme et du contenu, les notions d’unité, d’homogénéité et d’harmonie » (Paterson, 1993, p. 2). Une telle démultiplication narrative induit un certain désordre, une discontinuité, voire une espèce d’« ironie » pour le lecteur habitué à suivre la trame linéaire et unifiée des événements et des personnages. Désormais en rupture avec l’ironie antiphrastique, cette « ironie postmoderne » rime avec éclatement et excès. Jouant sur l’ambiguïté profonde et irrémédiable du langage, elle rend désormais difficile la saisie du texte dans un sens unique et univoque afin de restituer au lecteur sa liberté d’interprétation :

D’une manière générale, cette ironie, par opposition à l’ironie socratique et à l’ironie rhétorique, est un phénomène émergent essentiellement en littérature, dans les genres narratifs, lyrique et dramatique. Cette ironie s’exprime pour l’essentiel dans une réflexion critique de l’auteur sur soi-même, qui, d’une certaine manière, se place à l’extérieur de son œuvre et contemple celle-ci avec un sourire moqueur, ou s’entretient avec son lecteur sur ce qu’il raconte […] (Wilde, 1981, p. 210).

Ce cadrage terminologique sommaire permet de comprendre que la réécriture de Mahomet ne peut qu’être un jeu d’« ironie », ou mieux de contournement esthétique marqué par un détournement constant du factuel. La figure du Prophète de l’islam est à la fois reprise et transformée, non pas du point de vue de son essence, mais dans le jeu littéraire de la forme esthétique choisie. Comment, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, Kourouma déploie-t-il cette esthétique ?

  1. BOKANO : DU REALISME…

 

Le réalisme du roman d’Ahmadou Kourouma, celui qui se déploie à travers la représentation des faits et des personnages, autorise à appréhender Bokano comme une figure du religieux dont certains traits sont semblables à ceux de Mahomet, le prophète de l’islam. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, notamment à partir de la question « D’où venait donc Bokano ? »[5] (Kourouma, 1998, p. 51), le narrateur dresse à grands traits le portrait de ce maître spirituel. Cette incursion métadiscursive, telle qu’elle apparaît dans le récit, présente un être atypique possédant, à lui tout seul, dix arts divinatoires : « le Yi-king, la géomancie, la cartomancie, les runes, la cafédomancie, l’encromancie, l’acutomancie, la grammatomancie, la cristallomancie et la radiesthésie » (Kourouma, 1998, p. 61). En plus de son statut de rassembleur et de meneur d’hommes écouté, Bokano est un être généreux, altruiste et profondément dévolu à la cause d’Allah. Retraçant la vie du prophète de l’islam, Tariq Ramadan écrit que celui-ci

Priait quand le monde des hommes dormait, invoquait Dieu quand ses frères désespéraient, et restait patient et persévérant devant l’adversité et l’insulte quand tant d’êtres lui tournaient le dos. Sa spiritualité profonde l’avait libéré de la prison du moi, et il ne cessait de voir et de rappeler les signes du Très Rapproché (Dieu) aussi bien dans l’oiseau qui vole que dans l’arbre qui se dresse, le crépuscule qui s’installe ou l’étoile qui brille. Il a su exprimer et répandre l’amour autour de lui (Ramadan, 2006, p. 366).

Cette dimension spirituelle de Mahomet est perceptible chez le personnage de Kourouma : « Bokano œuvrait les nuits et les jours dans la peau de prière avec le chapelet. Il disait des sourates pour les disciples, pour leurs parents et amis » (Kourouma, 1998, p. 54). La vie de Bokano se résume aussi à prier pour ses disciples, à ne rien exiger d’eux et à glorifier Allah. En un mot, son existence reflète celle d’un saint car marquée du sceau de la vénération d’Allah. À Hairaidougou, Bokano s’occupe de la formation à l’islam, de l’enseignement et de la vulgarisation du Coran. Son rôle, pour autant, ne se limite pas là : il est, pour ses disciples, un authentique guide, un vastes. Il aide les jeunes qui lui sont confiés ou qui viennent à lui à comprendre la vie et à savoir se comporter en société. Il transmet également des valeurs sociales et professionnelles. Son autorité religieuse lui vient certes de sa sagesse et de l’étendue de sa science, mais aussi des connaissances d’ordre mystique qui font de lui un homme hautement vénéré. À lui seul, il représente un idéal tant religieux que social pour l’ensemble de ses coreligionnaires. Tout comme Mahomet, il accomplit de multiples miracles. Avec ses chapelets constamment égrenés à la gloire d’Allah, il obtenait une réponse favorable à toutes ses requêtes.

Il y a également, dans le portrait de Bokano, une référence abondante aux ’’réalités supérieures’’. À l’image du prophète et des prescriptions coraniques, il fait de son ’’monde’’ un lieu éphémère condamné à une fin certaine. Convaincu que ce jour : « […] les gens sortiront séparément pour que leur soient montrées leurs œuvres. Quiconque fait un bien fût-ce du poids d’un atome, le verra. Et quiconque fait un mal fût-ce du poids d’un atome, le verra[6] », le personnage de Kourouma multiple les gestes de bonté à l’égard de ses semblables. Comme Mahomet, il abandonne tout pour se mettre entièrement au service de Dieu.

De même, à travers le déplacement de Bokano de Ramaka à Hairaidougou[7], l’on observe une espèce de mimesis qui rapproche encore le personnage de Mahomet. En se référant à l’histoire religieuse, cela fait penser à l’Hégire[8] et, de fait, Ramaka reflèterait la Mecque et Hairaidougou, Médine. Le réalisme est d’autant plus perceptible que même si Ramaka n’est pas la ville natale de Bokano comme la Mecque est celle de Mahomet, il n’en demeure pas moins que la Mecque et Ramaka sont les espaces dont les deux personnages sont partis pour se révéler ailleurs : Mahomet à Médine et Bokano à Hairaidougou. Tout comme Mahomet fut chassé de la Mecque et trouva refuge à Médine, Bokano fut chassé de Ramaka et alla s’installer à Hairaidougou.

De plus, les Malinkés et les Bambaras nomment la Mecque « Maka » par déformation phonologique de l’arabe, là où Kourouma identifie Ramaka à « Maka » dont il s’inspire aussi pour créer son espace fictionnel. Ramaka serait la déformation lexicale, de « Maka», obtenue par préfixation, donc la représentation fictionnelle de la Mecque. Enfin, Hairaidougou, la terre d’asile dans son contenu sémantique, se rapproche de Médine d’autant plus que le nom de ces deux villes signifie tour à tour «ville du bonheur» et «ville éclairée». Médine ou Médina en arabe ou plus exactement « Al Madinat al nabi » ( la ville du maître) et qui prit le nom symbolique «almounawwara» signifiant ’’ville éclairée’’ quand elle accueillit le prophète Mahomet et sa famille, chassés de la Mecque. De même, Hairaidougou, qui fut créé à l’initiative de Bokano après avoir été chassé de Ramaka, est un espace ouvert, un lieu de bonheur spirituel et d’élévation de l’âme humaine

De partout arrivèrent des pèlerins. Certains se présentaient les bras chargés de présents et avec de l’argent. Le maître écoutait leurs suppliques, priait pour eux et les libérait après de courts séjours. D’autres arrivaient les mains vides, des jeunes en rupture de ban avec leur tribu ; ils fuyaient les initiations barbares, se mettaient au service de Bokano et devenaient des talibets disciples (Kourouma, 1998, p. 54).

Tous ces indices représentent les points de jonction des deux personnages aux travers desquels le narrateur calque les traits de Mahomet, le prophète de l’islam, pour ensuite les attribuer à Bokano. Toutefois, en dépit de ces quelques points de ressemblance, il s’observe, à travers une autre lecture du personnage, qu’en Bokano émerge de nouvelles valeurs dont la crise, est le dénominateur commun. À partir de cet instant, il y a une mise à distance du réel (Jacob, 2001, pp. 93-95), surtout dans un contexte où les Valeurs sont souvent manquantes, suspectes ou simplement remises en cause.

3…A LA FALSIFICATION DE MAHOMET, LE PROPHETE DE L’ISLAM, DANS UN CONTEXTE POSTMODERNE

 

Analysant la problématique de l’individualisation chez Gilles Lipovetsky pour tenter d’établir et définir le sujet postmoderne dans le roman africain postcolonial, Adama Coulibaly fait une découverte intéressante, celle qui marque une différence pertinente, sinon une rupture entre l’individualisme moderne et l’individualisme postmoderne. Pour lui,

[…] alors qu’avec le modernisme, le plus haut point de l’individualisme fut le romantisme et une perspective téléologique, le procès d’individualisation n’est point dirigé vers la quête d’une essence. Il n’y en a pas. Cet individualisme est plutôt la célébration du Moi au détriment de toute forme d’intérêt (Coulibaly, 2011, p. 214).

Une telle approche loge le sujet postmoderne à l’enseigne d’une société de la persuasion, de l’extériorité ou de l’image. Jean Baudrillard parle d’une « société de la séduction » (Baudrillard, 1981, p. 120). Concrètement, il s’agit, selon les termes de Yao Louis Konan,

D’un personnage qui adopte une attitude détachée, égoïste, égocentrique, n’ayant que son désir comme seul point de repère. Pour ce faire, il succombe et sombre souvent dans le désir d’exploitation tous azimuts des autres Moi, allant jusqu’à leur suppression (Yao, 2013, p. 102).

De fait, se construisant sur les paradigmes de l’autodétermination, de l’autosatisfaction, de l’autocélébration, il s’enferme dans une utopie négative, voire, une impureté morale. Bokano, le personnage Kourouméen, incarne bien ce prophétisme de façade à plus d’un titre. Le premier s’illustre d’abord sous la forme d’une confidence :

Confidentiellement le commandant apprit que Bokano pouvait faire partir d’une secte de musulmans intégristes qui, au Soudan français et en Haute Volta, avaient massacrés des Européens. La secte de Bobo-Dioulasso, en Haute-Volta, était dirigée par un marabout que l’administration coloniale avait arrêté une nuit et fusillé à l’aurore avec un certain nombre de ses disciples. […] Bokano et ses disciples pouvaient faire partie des fugitifs (Kourouma, 1998, p. 58).

Cette « satellisation du réel » ou encore « transcendance spatiale de la banalité » (Baudrillard, p. 144) participe d’une hyperréalisation du réel (Baudrillard, p. 143).

Prenant appui sur la faiblesse originelle de l’homme, Bokano et ses disciples traînent une lourde dette du donné à voir, d’êtres imbus de leur croyance religieuse dont l’un des points de flexion est « leur arrogance », sitôt arrivés à Ramaka

Les étrangers descendirent des têtes leurs maigres bagages ; les entassèrent dans une encoignure de la mosquée. Ils ne demandèrent à personne l’autorisation d’investir l’enclos des toilettes. Ils en sortirent après les ablutions, se groupèrent, chantèrent des sourates tout en regardant avec condescendance, une certaine hauteur les habitants qui se pressaient autour d’eux. Ils contournèrent la cohue et pénétrèrent dans la mosquée, la traversèrent de la porte à la nef, se portèrent aux premiers rangs et s’installèrent sur les tapis que ceux de Ramaka réservaient à leurs notabilités (Kourouma, 1998, p. 51).

Cette forte accentuation de leur image transforme le maître spirituel et ses sujets en des êtres socialement fondés sur le paraître et dont les manifestations sémiologiques sont la séduction et la recherche du confort. Ainsi, ces attitudes paradoxales avec le sacré sont-elles symptomatiques de la désacralisation des rapports sociaux, de la démolition des institutions et de la « recomposition occasionnelle, éphémère d’une socialité installée dans le principe du paraître et du tactile » (Baudrillard, 1981, p. 185), mais aussi de la falsification, de la tromperie, du truquage, de la manipulation. On est là en plein dans la vision baudrillardienne du postmodernisme où il n’est point question de trahir l’objet représenté, mais de « cacher que le réel n’est plus le réel, et donc de sauver le principe de réalité » (Baudrillard, 1981, p. 211). Le sujet postmoderne devient dès lors une peinture renversée du sujet classique, policé qui, lui, est, profondément marqué par « son sens de l’honneur, ses capacités de sacrifice, son courage et sa modestie » (Sabbah, 1989, p. 7). Un tel héros ne peut que se prêter, comme chez Lacan, au jeu de la diffraction et de l’émiettement (dédoublement, multiplicité, rencontre des contraires et autres). Car il génère et gère une contradiction fonctionnelle, avec la particularité de faire émerger des antagonismes tels que le bien et le mal, la grandeur et la déchéance morale, la religion et la politique…

CONCLUSION

 

 La question du religieux dans le roman d’Ahmadou Kourouma se pose, en définitive, dans sa flexibilité à la théorie hyperréaliste dans un contexte postmoderne. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, le narrateur livre, parfois sous des trais fortement réalistes, des images picturales du maître spirituel Bokano. Souvent, ce sont plutôt des formes ridicules de ce personnage, totalement carnavalesques qui investissent le texte. Si cette orientation de la réflexion a débouché sur le constat d’une aporie liée à la formulation même du concept de « sujet postmoderne », l’étude a montré qu’il y a une nouvelle forme de ’’maîtres spirituels’’, de ’’gourous’’ qui se reconfigurent à partir du principe de la dislocation, mais surtout de nouvelles valeurs dont le dénominateur commun est la crise. Au fond, il s’agit d’un sujet dont la lecture doit prendre en compte les schèmes de l’hyper-sensorialité, du narcissisme et de la matérialité. De cette façon, il n’existe plus de doute à interroger les traits du sujet postmoderne chez un écrivain comme Ahmadou Kourouma. Chez cet auteur, on passe du religieux policé ou normatif à une figuration postmoderne du personnage. En conséquence, Bokano ne saurait être Mahomet, car même si le personnage kourouméen a quelques traits de congruences d’avec le maître spirituel des musulmans, il n’en demeure pas moins un personnage négatif. Ainsi, par son impertinence et sa propension à tout relativiser et à tout remettre en cause, l’écriture postmoderne porte en elle la promesse d’une plus grande liberté créatrice qui fait le lit de la contestation et de la dissidence.

BIBLIOGRAPHIE

 

  1. Corpus

 

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  1. Articles et ouvrages de référence

 

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[1] Globalement, on peut définir le postmodernisme comme une crise des valeurs liées aux limites de la Raison, de la Science, de l’Esprit et, par extension, des symboles de la représentation comme l’image du Père, du Patriarche, l’image du Mythe, mais aussi les valeurs comme la Famille, le Mariage… Employé de façon parfois contradictoire dans différents domaines, il s’ensuit que les théoriciens du concept ont souvent du mal à s’entendre sur leurs désaccords. Par exemple, pour Kristeva, le postmodernisme est ce qui sort de l’ordinaire, ce qui échappe aux habitudes. Conception qui diverge de celle de Jürgen Habermas, Ihab Hassan, Gérard Graft et de Jean François Lyotard pour qui le postmodernisme n’est rien de plus qu’une « […] incrédulité à l’égard des métarécits ». C’est justement sous l’angle de cette acception et de celle selon laquelle le postmodernisme n’est ni une théorie mais bien un discours que l’on va appréhender la notion.

[2] Pour rappel, le 30 septembre 2005, Jyllands-Posten publie le Visage de Mahomet, des caricatures du prophète de l’islam. Cette publication est la réponse de douze dessinateurs à Kåre Bluitgen. Le Jyllands-Posten invite quarante artistes à donner la vision qu’ils ont de Mahomet. Douze dessinateurs répondent et leurs dessins sont publiés le 30 septembre. Les dessins illustraient un article consacré à l’autocensure et à la liberté de la presse. Dans le sens des aiguilles d’une montre, en partant du haut :

-Le visage de Mahomet dans le symbole islamique de l’étoile et du croissant. L’œil représente l’étoile et le croissant entoure le visage ;

-Le dessin le plus controversé présente Mahomet avec une bombe dans son turban. La profession de foi des musulmans (la Chahada) est inscrite sur la bombe. La présence de la Chahada suggère qu’il ne s’agit pas de Mahomet mais de l’archétype du musulman ;

-Mahomet avec une apparence ambiguë d’ange ou de démon ;

-Une représentation abstraite de croissants de Lune et d’Étoiles de David et un poème sur l’oppression de femmes : Profet! Med kuk og knald i låget som holder kvinder under åget!. Traduction française : « Prophète, il faut être idiot ou muet pour garder sa femme sous sa domination ! » ;

-Mahomet représenté comme un voyageur dans le désert au coucher du soleil ;

-Caricaturiste nerveux et tremblant en train de dessiner Mahomet en surveillant par-dessus son épaule ;

-Mahomet calme deux de ses sectateurs, furieux, en indiquant que le dessin qu’il tient dans sa main n’a été fait que par un mécréant danois du sud-ouest.

[3]Kurt Westergaard a affirmé notamment sur Wikipédia que « ce sont les terroristes qui ont pris le prophète en otage ». Ces propos ont été tenus lors d’une conférence de presse à Copenhague. L’Agence France-Presse rapporte d’autres propos du même genre.  « Je n’ai jamais dit qu’il s’agissait de Mahomet […] J’ai voulu montrer qu’il y avait des terroristes qui se servaient de l’Islam et du Coran comme d’une façade ». Disponible sur Wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Caricatures_de_Mahomet_du_journal_Jyllands-Posten

[4] Dans En attendant le vote des bêtes sauvages (Paris, Seuil, 1998, 381 p.), ce récit enchâssé va de la p. 51 à p. 58. Nous précisons bien p. 58.

[5] Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Op. Cit., p. 51.

[6] Le Saint Coran et la traduction en langue française du sens de ses versets, Révisé et édité par La présidence Générale des Directions des Recherches Scientifiques Islamiques, de l’Ifta, de la Prédication et de l’Orientation Religieuse, 1992, Arabie Saoudite, Sourate 99 : Az-zalzalah (La secousse), 599.

[7] Ce nom, Hairaidougou, pris dans son sens littéral, signifie en malinké, la ville du bonheur, ou mieux le lieu où il fait bon vivre.

[8] L’hégire désigne le départ des compagnons de Mahomet de La Mecque vers l’oasis de Yathrib, ancien nom de Médine, en 622

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