LE PERSONNAGE TCHAO ET LE MYTHE LITTERAIRE DE LA CAVERNE
KONANDRI Affoué Virginie
Professeur Titulaire
Université Félix Houphouët Boigny
Le personnage de Tchao dans son évolution rencontre le parcours philosophique du prisonnier de Platon dans sa République à travers son enseignement imagée plus connu sous l’appellation l’allégorie de la caverne. La philosophie fait ainsi irruption dans la littérature si tant est que le philosophique et le littéraire arpentent des voies et des discours spécifiques en matière de véhicule du savoir. Le champ des images réunit ces deux disciplines dans leur aporie sapientale pour faire féconder le mythe dans le littéraire. Nervure centrale des disciplines rapprochées, le mythe fait entrer le Personnage Tchao de Kourouma dans la caverne de Platon. La littérature parle alors le discours de la philosophie dans le jeu des embranchements chers à la perspective comparatiste. La quête du savoir répondant à la quête initiatique est un vaste boulevard que retrace la littérature depuis les écrits sacrés jusqu’à la littérature populaire. La tradition littéraire se fonde donc sur le primat de la recherche du sens et des significations dans l’encodage des fictions si ce n’est dans le but affiché des essais. C’est donc à juste titre que des mythes comme celui d’Hermès[1], de Prométhée[2] sont la quintessence de la métaphorisation de l’éclairage sapiental qu’apporte la littérature à l’obscurantisme opaque qui saisit l’humain et sa société. En nous appuyant sur les trois stades de lecture mythocritique de Pierre Brunel, nous montrerons d’abord l’émergence c’est-à-dire le moment où le mythe affleure dans le texte ; c’est la pointe de reconnaissance du mythe. Ensuite nous démontrerons la flexibilité qui renvoie à l’adaptation et à l’adaptabilité du mythe c’est-à-dire le fait d’adapter un mythe et sa capacité à être adapté. Enfin nous poursuivrons et conclurons par l’irradiation qui implique la signification que le mythe de la caverne impulse au parcours de Tchao dans En attendant le vote des bêtes sauvages.
- EMERGENCE
Le mythe de la Caverne surgit dans le texte à travers les propos, sous forme de testament philosophique, que Tchao, sur le point de mourir, adresse, en tête-à-tête à son fils Koyaga, alors âgé de sept (7) ans. Ce discours du personnage se situe de la page 19 à la page 20. Long de 35 lignes environ, ce discours met en exergue divers grands aspects de l’allégorie développée par Platon dans le chapitre VII de la République[3]. A cette étape de l’analyse, nous n’en retiendrons que quelques-uns apparaissant de manière plus ou moins explicite dans les trois extraits suivants :
« Mon voyage à Dakar, en France et à Verdun[4] m’a appris que l’univers est un monde d’habillés. Nous ne pouvons pas entrer dans ce monde sans nous vêtir, sans abandonner notre nudité » (p. 20)
« C’est vrai que je suis le premier champion de lutte à avoir honte de la nudité, à avoir osé m’habiller » (p.20)
« Ma fin abominable est le châtiment qui m’est appliqué pour avoir violé le tabou de l’habillement. Les mânes des ancêtres considèrent que ma faute n’est expiable que par la mort, la mort dans des conditions les plus inhumaines » (p.20)
Les extraits mettent en évidence, un homme, Tchao, délié, qui ne veut plus revenir à son ancien état (citation 2) après être sorti de son espace d’origine (citation 1). La transgression par Tchao de la loi originelle, perçue comme un désir de délier l’ensemble du peuple paléo suscite le refus farouche des dieux, des mânes des ancêtres et du peuple et est punie par la mort du transgresseur (citation 3). Ainsi, sans que les mots et/ou expression « caverne », « demeure souterraine », « hommes enchaînés », « ombres », « écho » etc. apparaissent, le chapitre 1 de la veillée 1 du troisième roman de Kourouma, on le voit, foisonne de scènes et d’informations que l’on peut rattacher aisément à l’allégorie développée par Platon. Ce qui autorise à poser l’hypothèse d’une résurgence mythique que la suite du raisonnement s’évertuera à démontrer. Ces trois citations posent bien le décor de la caverne tant dans sa dimension métaphorique que dans sa dimension symbolique. Le caractère anodin du tabou de l’habillement va entraîner de graves conséquences. Métaphoriquement le passage de la nudité à l’habillement est un basculement historique qui marque un changement d’époque et qui amène à s’interroger, chez les paléo, sur les limites réelles du monde. Tchao met donc son peuple en doute face à ses croyances ancestrales et fait mentir les dieux paléo. Il se pose donc symboliquement en ennemi de son peuple et des dieux que celui-ci vénère. L’acte de vêtement de Tchao est une guerre déclarée ; c’est donc en prisonnier de guerre que Tchao sera traité. Il subira ainsi le traitement des traîtres, le traitement de ceux par qui vient le malheur. C’est pour cela que sa mise à mort est plus ritualisée. Le plus important n’était de le faire mourir mais d’exorciser un sort. Sa mort en devient une mort rituelle et un châtiment coercitif. Considéré comme un oiseau de mauvais augure Tchao qui a nargué les paléo et leurs dieux l’a payé de sa vie. Cette mort symbolise la difficulté à instaurer de nouvelles habitudes dans une société mais elle symbolise davantage la difficulté d’une société à s’interroger sur elle-même pour opérer le bon qualitatif. Il en résulte que le changement lui-même a besoin de tact et que les croyances sont des acquis frisant des atavismes dont la déconstruction appelle misère et mort. Galilée n’a-t-il pas été décapité pour avoir soutenu que la terre tourne autour du soleil ? Ouvrant ainsi l’ère copernicienne de l’héliocentrisme, vérité absolue que nous intégrons tous avant qu’une autre vérité ne vienne et bouleverser nos croyances. Notons donc que la mort de Tchao ouvre le débat sur la vérité acquise et la vérité supposée. Force est donnée à la vérité acquise tant que le rapport des forces ne penche pas pour la vérité supposée. Car, en réalité, l’Habillement de Tchao a fait découvrir aux Paléonigritiques qu’ils étaient nus. C’est la prise de conscience de cette nudité révélant la primitivité de ce peuple qui agace les dignitaires et les dieux Paléo. Or Tchao dont l’approche onomastique « ciao » signifie au revoir est une transition entre l’ancien monde et le nouveau. La brutalité de sa mort est la brutalité de la séparation de ces deux mondes et la violence de la vérité que le monde Paléo n’est qu’un microcosme dans l’immensité des populations qui peuplent le globe. La découverte de la vérité, la conquête et la quête du savoir, la nécessité de s’interroger et d’interroger sa société sur ses acquis culturels sont autant d’incurvation qui entoure la mort rituelle de Tchao et qui assure, au mythe de la caverne, sa flexibilité et sa réécriture par Kourouma.
- FLEXIBILITE
Il s’agit de montrer le degré de présence du mythe de la Caverne dans le roman étudié. Quels sont les mythèmes que l’écrivain convoque et dans quel état les convoque-t-il ? Les garde-il tels qu’ils sont, les transforment-il ?Jusqu’à quel niveau et qu’est-ce qui fonde ces transformations ?
- Les invariants du mythe
L’espace d’origine, par sa configuration, suscite l’isolement de ses occupants comme dans le cas du mythe de la Caverne : les Paléonigritiques comme les hommes de la Caverne n’ont contact avec aucun peuple. Ils constituent une grande singularité figurée par leur nudité, leur caractère sauvage. Ils sont retirés sur les hauteurs des montagnes. L’escarpement de leur logis en ajoute à leur isolement. De ce monde clos, isolé, un personnage, Tchao, arrive à en sortir. Son contact avec l’étranger, la culture étrangère entraîne une remise en cause et, au bout du compte, un viol de la culture d’origine : Tchao décide, dans son espace d’origine, de porter des vêtements pour pouvoir arborer ses médailles acquises de haute lutte. Se vêtir était plus une nécessité qu’une défiance pour Tchao. C’est probablement le second quiproquo qui le perdra. Ayant confondu les vocables « Guerre » et « Lutte » dans un premier quiproquo, le second qui exige qu’il soit habillé pour porter ses médailles a été plus perçu par son peuple comme une défiance qu’il n’a été notifié comme une nécessité. L’autre question est : que valaient des médailles pour les Paléonigritiques ? C’est ici que réside tout le nœud de la quête du savoir inhérent au mythe de la caverne. Comment exprimer un fait comme savoir à des personnes qui n’en n’ont pas conscience ? Comment démontrer la véracité symbolique et culturelle d’un phénomène, d’un être ou d’une chose à une société qui n’en a pas la pratique ? En un mot, y-a-t-il vérité en dehors d’un cadre prescrit ? Ce sont différentes questions qui fondent le cœur de l’allégorie de la caverne car elles mettent le prisonnier échappé dans la fissure de l’acquis et de l’espace. Elles l’inscrivent dans une double temporalité qui fait de lui un sujet à double expérience pendant que les prisonniers restés enchaînés n’ont qu’une seule réalité qui fait office de leur vérité. La vérité est finalement ce que l’on connaît ; là naît la grande aporie du mythe de la caverne. Les Paléonigritiques sont désarçonnés par l’attitude rebelle et provocatrice de Tchao vêtu car eux ne connaissent que la nudité. En conséquence, les dieux et les mânes des ancêtres refusent la transgression et punissent par une mort atroce Tchao : il est mis en prison ; enchaîné, il meurt dans de terribles souffrances. L’acte de Tchao a des conséquences irrévocables : l’espace et le peuple sont définitivement ouverts sur l’extérieur ; la colonisation s’installe avec ses structures telles que l’école que fréquentent désormais tous les enfants Paléos dont Koyaga, le fils de Tchao.
- Les transformations opérées par l’auteur
L’allégorie parle d’un groupe d’hommes dans une demeure. Kourouma lui présente tout un peuple qu’il situe dans une vaste région. Chez Kourouma, il n’y a pas présence explicite de chaînes. L’enchaînement dont il s’agit est mental et symbolique. Ils ne connaissent que leur univers ; ils sont convaincus que la nudité les protège de toutes aventures désastreuses. De plus, ils habitent une zone accidentée qui leur impose, en l’absence de tout autre moyen de déplacement que le corps, d’y demeurer, d’y être comme attachés, enchaînés. Cependant dans l’Allégorie, le peuple n’est pas identifié de même que le lieu où se situe la Caverne, Kourouma en donne une situation précise : en Afrique de l’Ouest. La dénomination du peuple -paléonigritique- donne aussi une idée de l’espace-temps dans lequel il se situe. Dans l’espace occupé par les Paléos, la montagne semble avoir pris la place de la haute muraille qui sépare les hommes de la Caverne des autres. Chez Platon, il s’agit d’accéder à la connaissance de la Vérité dont les hommes enchaînés dans la demeure ne percevaient que l’ombre et l’écho, grâce à l’action d’un des leurs qui réussit à sortir de ses chaînes, ce savoir est figuré dans le roman de Kourouma par l’habillement qui dénote de la capacité de Tchao et de son peuple à intégrer des cultures, à être assimilés à d’autres cultures . Ainsi à l’opposition initiale absence de savoir VS savoir se substitue nature (nudité) VS habillement (culture).
- IRRADIATION
Dans cette phase interprétative de l’analyse proposée, nous tenterons de dégager les sens qui découlent de la réactivation singulière faite de ce mythe par Kourouma. Ses sens permettront de cerner le statut réel du personnage de Tchao dans l’histoire des Paléos et montreront que, malgré la brièveté de sa présence sur la scène du texte (sa vie et sa mort sont essentiellement rapportées au chapitre un (1) de la première veillée), il a une place centrale dans le personnel de ce roman.
- Tchao entre Prométhée et Adam
- Tchao est Prométhée
Tchao a la force physique d’un Titan ce qui le rapproche déjà de Prométhée. Il est, comme Prométhée, un être de transgression. La violation de la loi de la nudité qu’il opère a ouvert les Paléonigritiques sur le monde, leur a permis de s’ouvrir aux autres cultures : l’école occidentale notamment. C’est ainsi que Prométhée qui a volé le feu aux dieux a apporté la lumière aux hommes. Il va sans dire que nous n‘insistons pas ici sur la qualité de l’ouverture de son monde orchestrée par Tchao mais exploitons à titre comparatif le fait même d’ouvrir son monde à une autre civilisation. Bonne action ou mauvaise action, chacun se situera du côté de sa vérité. Il fallait tout de même oser pour affronter l’inconnu ; c’est là en réalité que réside le courage. Son acte téméraire comme celui de Prométhée est durement réprimé : enchaîné, il meurt en prison, après trois mois de souffrance (Certaines versions du mythe de Prométhée estiment la durée de son châtiment à 3000 ans. C’est un autre Titan, Héraclès qui le libère).
- Tchao est aussi Adam
Le nom du peuple – « Paléonigritique », son mode de vie proche de la nature, son « isolement presque parfait » de même que les propos du narrateur présentant ce peuple comme celui des origines pourraient amener à voir dans la transgression faite par Tchao la faute originelle et en Tchao, un autre Adam. La position des dieux et des mânes des ancêtres qui tiennent à punir par une mort atroce le personnage semble confirmer cette position. Le fruit défendu de l’habillement, ici, a été consommé par Tchao entraînant la malédiction sur son peuple. Les Paléo seront soumis et son fils Koyaga deviendra le plus grand Dictateur de la lignée des potentats kouroumiens. Le voyage vers les villes occidentalisées et vers la France ainsi que la violation par Tchao de la loi de la nudité ouvre sur son peuple et l’Afrique une vraie boîte de Pandore dont les conséquences, parfois désastreuses, perdurent.
- Tchao, un accélérateur de temps
Le personnage est à la base d’une importante rupture temporelle : il fait passer son peuple de la préhistoire à l’histoire, de la pré-colonisation à la colonisation. Il porte en lui les marques de cette rupture : son nom Tchao, par les sonorités qui le composent reprend le mot italien « ciao » signifiant « Adieu », « Au revoir ». Il figure ainsi une époque qui s’achève et annonce, par son attitude vis-à-vis de la nudité, une nouvelle. La nouvelle époque celle de la colonisation amène avec elle plusieurs choses à la fois et pose la période des indépendances comme perspective inévitable.
CONCLUSION
Au total de l'ombre à la lumière ou de la servitude à la liberté ou inversement de la liberté à servitude, l’auto-détermination de l’humain n’est une réalité que lorsque celui-ci peut apprécier par lui-même sa propre vérité. Or comme vient de le montrer le parcours croisé des Paléonigritiques et de Tchao, la vérité est à géométrie variable car c’est par son monde et son mode de vie qu’on détermine sa propre vérité. Intervient ici la notion de lumière qui est paradigmatique à la vérité et qui est tout aussi à inclinaison malléable. La reprise de l’allégorie de la caverne, à travers la réécriture du mythe qui en résulte par Kourouma, montre que l’éducation de l’humain n'aboutit pas parce que la lumière qui lui sert de base est étriquée, et fonctionne comme dans un théâtre de marionnettes, où l'on ne voit qu'une partie des individus et où la vie est absente. L'homme ne voit que l'ombre des individus et l’ombre de ce qu'ils portent ; par ailleurs il confond l'ombre et la réalité. C’est justement ici que s’appréhende au mieux la dialectique de l’illusion et de l’acquisition du Savoir. En croyant nommer les êtres et les choses, les prisonniers de la caverne comme les Paléonigritiques nomment des ombres qui font partie intégrante de leur réalité. Pour lui faire comprendre l’existence d’un autre monde, c’est le hasard, la méprise et le quiproquo qui font de Tchao leur objet. La difficulté pour lui était de rapporter le nouveau mode vie aux siens restés dans les montagnes. « En s'accoutumant à la lumière, il finit par regarder la réalité en face ; il en arrive même à orienter son regard sur la source de la lumière elle-même. » Considéré comme un être dangereux, Tchao a fini par être atrocement tué.
Bibliographie
– KOUROUMA, Ahmadou, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998
-BRUNEL, Pierre (sous la direction de), Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Du Rocher, 1988
-BRUNEL, Pierre, Mythocritique : théorie et parcours, Paris, PUF, 1992
— DEWINCKLEAR, Dimitri « La question de l'initiation dans le mythe de la caverne », Revue de Philosophie Ancienne, no 11, 1993, p. 159-175
-PLATON, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008
-PLATON, République, Livre VII, Note et commentaires de Bernard Piettre, Paris, Nathan, Les intégrales de philo, 2005
– PRADEAU, Jean-François, Platon et la Cité, Paris, PUF, 1997.
– ZABOROWSKI, Robert, « Sur un certain détail négligé dans la caverne de Platon » in Organon 35, 2006
[1]Dans la mythologie grecque, Hermès (Ἑρμῆς / Hermễs, nom grec, Ἑρμᾶς / Hermãs en dorien) est une des divinités de l'Olympe. Il est le messager des dieux, donneur de la chance, l'inventeur des poids et des mesures, le gardien des routes et des carrefours, des voyageurs et des voleurs. Il guide les héros et conduit leurs âmes aux Enfers.
[2]Dans la mythologie grecque, Prométhée ou en grec ancien Προμηθεύς / Promêtheús, dont le nom signifie « le Prévoyant », est un Titan. Il est surtout connu pour avoir créé les hommes à partir de restes de boue transformés en roches, ainsi que pour le vol du « savoir divin » (le feu sacré de l'Olympe) qu'il a caché dans une tige et qu'il rendit aux humains. Courroucé par sa ruse, Zeus, le roi des dieux, le condamna à avoir le foie dévoré par un aigle et être enchaîné sur le mont Caucase ou dans l'Atlas.
[3]République, Livre VII, Note et commentaires de Bernard Piettre, Paris, Nathan, Les intégrales de philo, 2005
[4] C’est nous qui soulignons. Nous en faisons de même dans les deux autres extraits cités de la page 20