LE SOUTERRAIN : UN LIEU DE RENCONTRE ENTRE VERNE ET ZOLA
Ahoutou Escoffier-Ulrich KOUASSI
Assistant, Université Peleforo Gon Coulibaly
Résumé
Même s’ils ne sont pas les premiers à évoquer le monde souterrain comme décor de leurs fictions, Jules Verne et Émile Zola en donnent des formes les plus diverses et des images les plus puissantes, respectivement dans Voyage au centre de la terre etdans Germinal. L’hypothèse est que ce topos important pourrait constituer aussi bien un moyen privilégié de leur rapprochement qu’une occasion d’accès à leurs univers intimes. Avec la critique génétique comme méthode d’analyse, cette contribution compare ces deux romanciers français que la doxa scolaire range pourtant dans des sphères incompatibles.
Mots clés : souterrain – centre de la Terre – Voreux – rapprochement – comparaison
Abstract
Even if they are not the first to recall the underground world as decor of their inventions, Jules Verne and Émile Zola give the most various forms and the most powerful pictures, respectively in Voyage au centre de la terre and in Germinal. Hypothesis is that this important topos could constitute as well a privileged means of their reconciliation as an occasion of access to their intimate worlds. With genetic criticism as method of analysis, this contribution compares these two French novelists whom the school doxa lines up however in incompatible spheres.
Keywords: underground – Earth center – Voreux – reconciliation – comparison
INTRODUCTION
Il paraît surprenant de rapprocher Jules Verne et Émile Zola puisque la doxa scolaire range le premier dans les oubliettes de la littérature de jeunesse et le second dans la sphère des classiques. Pourtant, l’existence d’études scientifiques, parfois comparatives[1], sur des parties de leurs productions insinue des points communs entre ces deux auteurs. Yves Chevrel a mené une étude comparative sur la « méthode » et «l’idéologie chez Verne et Zola»[2]. Par l’analyse de traits caractéristiques sur le personnel romanesque de ces auteurs, le critique a établi une convergence entre eux. De même, Jacques Noiray[3] a remarqué un style scripturaire réaliste similaire aux deux romanciers. Sans les comparer directement, Philippe Hamon[4] s’est servi à proportion quasi-égale, de plages descriptives extraites de leurs oeuvres pour illustrer son essai.
À côté de ces travaux, un autre rapprochement pourrait expliquer peut-être mieux le rapport entre ces deux auteurs : l’idée du souterrain. Cette contribution compare ce topos important dans Voyage au centre de la terre de Jules Verne et Germinal de Zola. L’hypothèse est qu’il constitue aussi bien un moyen privilégié de leur rapprochement qu’une occasion de leur compréhension. À terme, elle permet d’accéder au coeur même de leurs univers intimes. Comment le souterrain est-il écrit selon Verne et selon Zola? En quoi constitue-t-il un lieu de rencontre ou de rupture entre ces auteurs?
À partir de la critique génétique, l’analyse considère, d’une part, les analogies entre les projets de ces auteurs ; d’autre part, elle en expose les résultats.
I- « LE SOUTERRAIN», UN PROJET D’ECRITURE IDENTIQUE A VERNE ET A ZOLA
Jules Verne et Émile Zola sont tous deux des romanciers français du XIXème siècle ayant acquis de la notoriété. Le premier est un prodigieux artisan en matière de fiction. Les rapports entre l’homme, la société et les lieux imaginaires constituent l’une des pierres angulaires de son abondante production. D’ailleurs, il est, non seulement, l’écrivain français le plus traduit de son époque[5], mais demeure surtout celui que la tradition littéraire reconnaît comme le véritable précurseur de la science-fiction. Le second fait partie des hommes de lettres les plus illustres, les plus grands de la seconde moitié de ce siècle. Critique d’art, critique dramatique, critique littéraire et journaliste parlementaire, Émile Zola est le chef de file du courant naturaliste. Son oeuvre est énorme, polymorphe, et, en grande partie, mal connue[6]. Il a influencé certains auteurs comme Maupassant, les Goncourt, Huysmans… C’est dire que ces deux auteurs font partie des génies littéraires du « siècle du romantisme » lequel a, par ailleurs, connu plusieurs expressions du souterrain à l’instar du Comte de Monte-Cristo[7], des Misérables[8], d’Une descente dans le Maelström, pour ne citer que ceux là parmi tant d’autres. Ces textes intéressent dès l’instant où ils exploitent cette même veine littéraire; cependant, Voyage au centre de la terre de Jules Verne et de Germinal de Zola se détachent du commun lot. Outre qu’ils sont célèbres et révélateurs chacun d’un type particulier de souterrain, ils contiennent notamment une large part des problématiques abordées par le thème.
Dans Voyage au centre de la terre[9]de Jules Verne, un professeur de minéralogie, Lidenbrock, découvre un document sur l'existence d'un volcan éteint dont la cheminée pourrait le conduire jusqu'au centre de la Terre. Accompagné de son neveu Axel et de leur guide Hans, il se rend au volcan du Sneffels, en Islande, et s'engouffre dans les entrailles de la Terre. Ils découvrent un univers imaginaire dont la description représente l’essentiel du roman (environ 2/3). La narration, sous forme d’un carnet de bord, est une description scrupuleuse des différentes régions souterraines. Germinal[10]de Zola est également un document sur le monde souterrain. Il met en scène Etienne Lantier, un jeune chômeur, qui se fait embaucher aux mines de Montsou. Mineur, il découvre l’injustice et les exécrables conditions de vie de ses camarades résignés depuis des générations et s’en révolte. Et quand, la compagnie des mines alléguant la crise, décide de baisser les salaires, la révolte d’Etienne s’exaspère. Plus qu’un roman, il s’agit d’un témoignage social et historique sur le monde minier. Les personnages travaillent, à plus de 554 mètres, sous terre dans des conditions de nudité et de chaleur extrêmes.
Issus du même siècle[11], Jules Verne et Émile Zola ont tous deux été influencés par le positivisme[12] d’Auguste Comte. Ils ne se sont jamais fréquentés. Toutefois, des enquêtes sur leurs travaux préparatoires puis sur les outils romanesques dont ils se servent pour concevoir le souterrain, permettent de remarquer des similitudes importantes.
1- Un travail préparatoire de même nature
Comme le ferait tout bon écrivain soucieux d’écrire sur un thème particulier, Verne et Zola débutent leur projet par une phase de documentation livresque. Celle-ci consiste en des études abondantes et minutieuses sur le monde souterrain. Ainsi, avant d’entreprendre la rédaction de son Voyage au centre de la terre, Verne se met à lire des récits de voyage ramenés par des explorateurs. Il s’appuie sur de nombreux livres relatant de véritables voyages d’explorations, sur une observation découverte dans un mémoire, sur des annotations d’anciens auteurs, sur des propos d’explorateurs ainsi que le corrobore Ghislain de Diesbach : « Ceux qui voyagent (…) rapportent d’abondantes notes sur les régions qu’ils ont visitées. C’est de leurs récits, de leurs relations ou de leurs carnets que se sert abondamment Jules Verne pour entraîner à son tour ses lecteurs ».[13]
Le recours aux sources livresques comme point de départ du projet d’écriture est aussi cher à Zola qui se documente en lisant de nombreux livres ayant trait à la géographie et à la géologie du bassin minier, à des théories sur le socialisme, aux maladies des mineurs, etc. De fait, il se renseigne sur la disposition des couches de terrain, sur les veines de charbon et sur les nappes d’eau souterraine. Il le précise, dans sa correspondance avec le docteur J. Héricourt[14], en ces termes : « Ma façon de procéder est toujours celle-ci : d’abord je me renseigne par moi-même, par ce que j’ai vu et entendu; ensuite, je me renseigne par les documents écrits, les livres sur la matière, les notes que me donnent mes amis ; et enfin l’imagination »[15].
Ainsi, la rédaction de Germinal est précédée des Dossiers préparatoires[16] comportant 962 feuillets, constitués de notes de lecture, d’informations diverses sur l’univers du souterrain. S’ils offrent une banque d’informations sur la constitution interne du globe, des cavernes souterraines, de la mer intérieure, etc., les fameux dossiers de Zola sont, à tous égards, identiques à ceux de Verne. Philippe Burgaud rappelle, à juste titre, que ce dernier disposait de toutes les revues qui firent la base des lectures de la famille française cultivée au XIX ème siècle[17].
À cette solide documentation, se mêlent notamment des enquêtes de terrain. Henri Mittérand[18] fait valoir que Zola se rend à Anzin, descend dans les galeries et les puits pour voir les conditions de travail des mineurs. Chaque étape de la rédaction de son livre tient compte des détails qu’il a observés sur le terrain. Pour lui comme pour Verne, une enquête préalable est indispensable à tout projet d’écriture romanesque en ce sens qu’il permet d’envisager un décor et une orientation précise au récit. Si dans le cadre du Voyage au centre de la terre, l’enquête de terrain ne pouvait guère être envisagée, du fait du caractère insolite du voyage lui-même, Verne s’est toutefois rendu en Écosse en Norvège, en Afrique du nord, en Islande, etc., au moment de se lancer dans le projet sur le « souterrain ».
L’un des points de similitude réside dans le fait que les deux romanciers ne livrent pas les documents amassés de façon brute à la manière de Charles Perrault au XVII ème ou des frères Grimm au XVIIIème siècle. Ils s’en servent, au contraire, pour donner des ailes à leur imagination créatrice : Verne s’appuie sur son abondante documentation pour recréer avec force, maîtrise et souvent une splendeur inexistantes chez l’auteur original ; Zola en fait autant. Son « imagination travaille en même temps que sa curiosité d’enquêteur. Sur ce qu’il a vu à la fosse Thiers, à Bruay, ses notes laissent déjà place à l’analogie, à la métaphore.»[19]En d’autres termes, il adapte les informations recueillies afin de mieux les insérer dans la trame narrative. Sous une apparente objectivité, il impose, en effet, sa propre vision des choses.
Jules Verne et Zola adoptent donc la même méthodologie de travail. Ils gèrent leurs sources de documentation de la même façon, mènent des enquêtes, entreprennent des voyages avant de faire appel à leur génie créateur. Cependant, leur rapprochement ne tient pas à ce seul fait ; car, ils utilisent notamment des outils romanesques communs.
2- Des outils romanesques communs
Verne et Zola connaissent un succès de librairie presque identique[20]. Leur ambition d’intégrer l’Académie Française n’a jamais été réalisée de leur vivant. Cependant, ce qui les unit davantage, c’est surtout l’inscription de la science dans le texte littéraire. En effet, que ce soit dans les Voyages extraordinaires ou dans les Rougon-Macquart, il y a un souci de faire entrer le savoir encyclopédique dans le récit. Certes, il pourrait s’agir d’une intention didactique ; cependant, il ne faudrait pas oublier que l’époque est celui du Positivisme et qu’« il faut bien se dire que (…) l’heure est venue où la science a sa place toute faite dans la littérature »[21]. Cette scientificité du roman repose sur l’utilisation des découvertes scientifiques et techniques de l’époque comme support du texte narratif. Chez Verne comme chez Zola, elle réside «dans la méthode, la documentation, la réflexion, l’imagination. C’est une science qui est aussi science de la littérature ».[22] De fait, alors que science et littérature paraissaient totalement s’exclure, la science et le roman ne font plus qu’un sous la plume de Zola dont la préoccupation est de calquer le roman sur la science biologique le milieu et la société. En ce sens, il est comparable à Verne dont Jean Delabroy disait que les romans « sont assimilables à un laboratoire, où des expériences sur l’imaginaire moderne, sur le devenir des sociétés, sont menées selon le principe de la sérialité différentielle.»[23].
Chez le premier comme chez le second, l’encyclopédisme est omniprésent dans le roman. Une diversité de thèmes scientifiques (biologie, explorations spatiale et sous-marine, géologie, sociologie, chimie, océanographie, paléontologie, préhistoire, histoire, archéologie, astronomie, philosophie, vie sur les autres planètes, végétation sous-marine, géographie…) apportent des compléments d’informations aussi sérieuses « que pourrait le faire un professeur de l’École Polytechnique ou de la Sorbonne »[24] au texte narratif. Le récit aborde plusieurs questions à la fois ; et, il n’est pas étonnant de remarquer des ressemblances entre eux. Tous deux utilisent des outils romanesques communs ; au point qu’on se croirait chez l’un comme chez l’autre. Avec eux, la science entre dans le domaine de la littérature par des sentiers divers. Pour définir le souterrain, Verne procède à une énumération descriptive qui rend le discours explicatif et contribue à en créer un ancrage réaliste :
À mesure que nous descendions, la succession des cou6ches composant le terrain primitif apparaissait avec plus de netteté. La science géologique considère ce terrain primitif comme la base de l’écorce minérale, et elle a reconnu qu’il se compose de trois couches différentes, les schistes, les gneiss, les micaschistes, reposant sur cette roche inébranlable qu’on appelle le granit. Or, jamais minéralogistes ne s’étaient rencontrés dans des circonstances aussi merveilleuses pour étudier la nature sur place. (Voyage au centre de la terre, p.183)
La description occupe une place primordiale dans le récit. Elle est menée avec des procédés rhétoriques hérités de la tradition romanesque. Il est bon de rappeler, en substance, que l’arrière plan de cette démarche, c’est l’influence des sciences, de la médecine expérimentale et des débuts de la psychiatrie initiée par les travaux de Darwin, de Dempsey, de Taine, etc. Elle est constituée de termes scientifiques chez Zola qui veut vérifier expérimentalement, dans son roman, le rôle des déterminismes sociaux et biologiques sur l’individu et le groupe. Pour atteindre cet objectif et fournir des explications à toutes les questions qui se posent à l’homme, conformément à la philosophie positiviste, il emploie le lexique technique de la mine tel que le souligne le passage suivant :
Et, à chaque départ, quand la machine se remettait en branle, les bobines, les deux immenses roues de cinq mètres de rayon, aux moyeux desquelles les deux câbles d'acier s'enroulaient et se déroulaient en sens contraire, tournaient d'une telle vitesse, qu'elles n'étaient plus qu'une poussière grise. Etienne regardait en l'air filer les câbles, plus de trente mètres de ruban d'acier, qui montaient d'une volée dans le beffroi, où ils passaient sur les molettes, pour descendre à pic dans le puits s'attacher aux cages d'extraction. (Germinal, Ière partie, Chapitre III )
L’écriture épouse la rigueur scientifique; mentionne les acquis scientifiques de l’époque. Elle valorise la focalisation qui permet d’accéder aux pensées du narrateur, puis de faire voir le fonctionnement de la machine. Cette puissante évocation trouve un écho dans le comportement de Lidenbrock, dans Voyage au centre de la terre. Ce dernier fait une classification rigoureuse des différentes couches géologiques et minérales :
À la cassure, à l’aspect, à la dureté, à la fusibilité, au son, à l’odeur, au goût d’un minéral quelconque, il le classait sans hésiter parmi les six cents espèces que la science compte aujourd’hui ; tous les échantillons du règne minéral s’y trouvaient étiquetés avec l’ordre le plus parfait, suivant les trois grandes divisions des minéraux inflammables, métalliques et lithoïdes. (Voyage au centre de la terre, p.5)
Conformément à leur volonté d’inscrire la science dans le roman, Verne et Zola transcrivent le thème du souterrain avec une précision quasi scientifique ; les descriptions sont faites avec beaucoup de réalisme – celui-ci étant, par ailleurs, le canal royal de l’introduction des méthodes scientifiques dans le domaine de la littérature. Une sorte de « voix » scientifique donne des explications très techniques au fil du roman de sorte à « éveiller l’intérêt du public pour le mouvement scientifique et les travaux du monde savant »[25]. Ainsi, le vocabulaire scientifique est pris comme le point de départ de la rêverie et de l’imaginaire. Cette « voix » apporte une somme de petits faits authentiques. Elle décrit, avec un réalisme très poussé, la mine à travers un vocabulaire spécialisé et technique chez Zola. Les expressions : « cages de fer », « verrous », «berlines », « moulineurs », «bois de taille », et les chiffres : « cinq cent cinquante-quatre mètres », « trois cent vingt »… donnent l’illusion complète du vrai, rendent les séquences narratives plus exactes, plus précises.
Par ailleurs, Zola utilise un relâchement syntaxique, une certaine monotonie du vocabulaire qui combine une langue familière et une langue littéraire : les expressions qu’il emploie sont fonction du rang social du personnage qui fait l’action. Les conversations des mineurs, par exemple, sont émaillées de dictons populaires : « Une bonne chope est une bonne chope […] faut cracher sur rien » (p.361) ou d’images originales : « Souffle la chandelle dit la Maheude, je n’ai pas besoin de voir la couleur de mes idées » (p. 67). Les mêmes hardiesses syntaxiques se retrouvent chez Verne qui emploie des figures de rhétorique, telles que la comparaison ou l’image, qui reprennent des éléments des sciences de la vie et de la terre (et plus particulièrement la vulcanologie) : « laboratoire culinaire », « imagination volcanique », « Quelle gloire attend M. Lidenbrock et rejaillira sur son compagnon », « Mais il fallait de telles épreuves pour provoquer chez le professeur un pareil épanchement », etc… Il décrit, avec minutie, l’univers du souterrain et ne recule pas devant le jargon technique.
Jules Verne et Émile Zola ont de particulier la convocation de la science en toile de fond de leur production littéraire dans une visée réaliste. Ce point commun débouche sur des ambitions réalistes et pédagogiques analogues. Cependant, s’ils effectuent des travaux préparatoires de même nature et utilisent des outils romanesques communs, leurs résultats sont différents.
II- Des résultats différents
La conception du souterrain diverge selon que l’on se trouve chez Verne ou chez Zola. Alors que le premier définit un univers naturel et y fait camper des explorateurs libres et curieux, le second, lui, peint une mine d’extraction de houille avec un personnel assujetti, gisant dans des conditions de vie et de travail exécrables.
1- Deux souterrains opposés : l’un naturel, l’autre artificiel
Littéralement, le mot « souterrain » désigne une cavité située sous terre, à laquelle on peut accéder depuis la surface ou depuis l'intérieur d’un édifice. Il renvoie à ce qui est dans l’ombre, caché, furtif, discret. On en trouve de naturels : grottes, cavernes, gouffres… et d’artificiels : caves, cryptes, abris voutés, tunnels etc. Néanmoins, ce vocable s'entend le plus souvent pour désigner un espace vide creusé et aménagé par l'homme, et donc artificiel ; il est soit taillé à même le roc si le sous-sol est rocheux, soit construit en maçonnerie si le terrain est meuble.
Le souterrain vernien est un milieu naturel, par opposition à celui artificiel de Zola. Monde parallèle croupi dans l’ombre et le secret, il se présente comme un monde non habité, une grotte profonde où les explorateurs doivent descendre à l’aide de ficelles :
La descente commença dans l’ordre suivant : Hans, mon oncle et moi. Elle se fit dans un profond silence, troublé seulement par la chute des débris de roc qui se précipitaient dans l’abîme. Je me laissai couler, pour ainsi dire, serrant frénétiquement la double corde d’une main, de l’autre m’arc-boutant au moyen d’un bâton ferré. Une idée unique me dominait : je craignais que le point d’appui ne vînt à manquer. Cette corde me paraissait bien fragile pour supporter le poids de trois personnes. (Voyage au centre de la terre, p.148)
Le centre de la Terre, décrit par Verne, est un milieu imaginaire, un lieu d’exploration, un lieu d’exploitation. C’est un univers diamétralement opposé au Voreux où le dépaysement et l’anxiété – dus à l’inconnu mais aussi aux risques encourus – animent le personnage-narrateur.
De fait, là où Verne imagine les entrailles de la terre, l’auteur de Germinal, lui, fait la description d’une installation minière d’extraction de charbon du nord de la France au XIXème siècle. Le souterrain zolien est une fosse creusée et aménagée de la main de l’homme. Elle se présente à l’extérieur par « le hangar goudronné du criblage, le beffroi du puits, la vaste chambre de la machine d’extraction, la tourelle carrée de la pompe d’épuisement » (p.52). À l’intérieur, elle comporte plusieurs galeries subdivisées : « plus loin, un carrefour se présenta, deux nouvelles galeries s’ouvraient et la bande s’y divisait encore » (p.82). Même si les délimitations des deux espaces ne sont pas données avec exactitude, leurs morphologies ne semblent pas comparables. L’un fait référence aux entrailles de l’astre terrestre et l’autre à un établissement minier de « cinq cent cinquante-quatre mètres » de profondeur avec « quatre accrochages au-dessus, (dont) le premier à trois cent vingt» mètres. Ainsi, le souterrain vernien est un «puits insondable » (Voyage au centre de la terre, page 145), une « abîme» (p.146), un « gouffre » (p.146), « une énorme excavation » (p. 236) qui pourrait mesurer « cent pieds de diamètre, ou trois cents pieds de tour » (p. 145). La démarcation entre les deux espaces est aussi nette au niveau de l’éclairage des deux mondes. Le souterrain zolien est, d’une part, perçu comme le pays du charbon. Noire comme de la suie délayée, la nuit est sans étoile et le soleil n’apparaît guère si ce n’est dans les dernières pages. D’autre part, le blanc apparaît mais il « ne brille pas : c’est le blanc terne, dont Zola nous offre toutes les variétés possibles, le pâle, le blême, le livide, le hâve, le blafard, toutes les nuances douteuses du blanc vers le bleuté, le jaunâtre ou le gris. »[26] Par contre, celui de Verne connaît aussi bien de la lumière que de l’obscurité au gré des moments d’une journée ordinaire.
Terre creuse ou monde-bulle, l’univers d’au-delà le sol se caractérise parfois par des ouvertures donnant accès à un autre lieu. Dans Voyage au centre de la terre, l’ambiance des labyrinthes demeure tantôt agréable : « Et quoique ce fut au plus profond des abîmes, cela ne laissait pas d’être agréable » (p.201), tantôt hostile : « Je me vis (…) incapable de rien tenter pour mon salut, je songeai au secours du Ciel » (p.214). A contrario, celle qui prévaut dans les galeries du Voreux est presque toujours à sens unique ; il est celui des taupes où l'enfermement, la chaleur oppressante, l'obscurité, la poussière, etc. conspirent à nuire à la santé, voire à transformer le mineur en un corps enchaîné et menacé d'écrasement. Aplatis par les roches, les mineurs sont « couchés sur le flanc, le cou tordu, se traînant des genoux et des coudes ne pouvant se retourner sans se meurtrir les épaules » (p.85); cela d’autant plus difficile à vivre que le héros se résigne : « autant valait-il crever, tout de suite, que de redescendre au fond de cet enfer » (p.109).
En substance, la descente dans le labyrinthe vernien dit un retour au moi intérieur, au moi primitif, conformément aux instances de la personnalité définies par Freud – dans sa deuxième topique à savoir, le ça, le surmoi et le moi, qui fondent le « je ». D’une part, c’est dire toute la difficulté de la définition de ce vocable ; car, comme le dit Kjartan Fløgstad, « notre univers intérieur, comme le souterrain, est un lieu ambigu. »[27] D’autre part, il cristallise le lieu des origines, le giron maternel, la Terre-Mère. Aux antipodes de cette acception s’érige celle d’Émile Zola pour qui l’axe vertical métaphorise la condition ouvrière et la lutte des classes. Le sous-sol est un lieu où sévit le mal social, sous la forme de l'exploitation de l'homme par l’homme, comme l’ont démontré Abastado Claude et Hélène Potelet[28]. Dans cette même veine, l’image de la descente ainsi que l'obscurité évoquent une véritable descente aux enfers. La mine souterraine du Voreux est un monstre accroupi et glouton, un ogre qui dévore quotidiennement sa ration d’hommes.
Pendant une demi-heure, le puits en dévora de la sorte, d’une gueule plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l’accrochage où ils descendaient, mais sans un arrêt, toujours affamé, de boyaux géants, capables de digérer un peuple. Cela s’emplissait, s’emplissait encore, et les ténèbres restaient mortes, la cage montait du vide dans le même silence vorace. (Germinal, pp. 29-30)
Outre son caractère vorace, le souterrain zolien apparaît sous les traits de bête méchante, de Minotaure[29] lorsqu’il « avalait des hommes par bouchées de vingt ou trente, et d’un coup de gosier si facile, qu’il semblait ne pas les sentir passer. » (p.29) À ce titre, il devient hostile et stigmatise les inquiétudes profondes et les angoisses existentielles comme Paul Éluard a pu le dire : « Je sors des caves de l’angoisse »[30]. Il est alors en porte-à-faux avec la topographie du souterrain vernien qui varie avec la progression des voyageurs vers le noyau terrestre. Parfois, elle apparaît sous des auspices de « grottes charmantes, ornées de magnifiques stalagmites » (p. 228) avec un éclairage clair-obscur : une « demi-obscurité » (p. 228). Parfois encore, l’espace sidéral prend « un aspect effroyablement sauvage » (p. 235). Dans ce cas, il connote la peur et le danger face à l’insolite, à l’inconnu.
Au chapitre des indices temporels, l’opposition entre les deux souterrains est flagrante. Le souterrain vernien définit une ligne spatio-temporelle parallèle. Monde atypique, il est régi par ses propres lois en indiquant un trajet vertical allant du présent vers le passé ; c’est ce qui explique que la boussole des explorateurs s’y désagrège. Là se lit une nuance d’avec le livre de Zola dont la durée et le temps sont précis : Germinal commence par une nuit froide de mars « sous la nuit sans étoile […] par les souffles du vent de mars » (p.49) pour prendre fin (quatorze mois plus tard) au mois d’avril l’année suivante « la fraîche nuit d’avril s’attiédissait de l’approche du jour » (p.575). L’espace du Voreux exprime la nuit de la terre, le monde des ténèbres. À la différence du souterrain vernien, où alternent diverses saisons et émotions, il est le lieu du carcan, de l’enfer des ouvriers de Montsou : de façon continuelle, ils y sont martelés, absorbés, avalés et tués.
Somme toute, les souterrains zolien et vernien ont à tout point de vue des dissemblances. Cette différence est perceptible au niveau du personnel de ces deux mondes.
2- Personnages libres vs personnel assujetti
Le personnel du souterrain zolien est constitué de mineurs parmi lesquels Étienne Lantier, le personnage principal, les familles Maheu, Levaque, Pierron, Mouque – avec probablement d’autres familles – les politiques comme Souvarine, Pluchart, Rasseneur, les porions Dansaert et Richomme puis Chaval, qui, de façon générale, entretiennent une extraordinaire relation de fraternité et de solidarité. La preuve en est qu’Étienne est, à ses débuts, soutenu par les Maheu : « C’était une intimité de chaque minute, il (Étienne) remplaçait partout le frère aîné, partageait le lit de Jeanlin Maheu, devant le lit de la grande soeur » (p. 213). Cette solidarité et ce sentiment d’appartenance à un groupe sont perceptibles dans les habitudes des ouvriers qui se mettent ensemble pour mener la grève. Toutefois, cette solidarité est éphémère puisqu'à à la fin de la grève, Étienne est en butte à l'hostilité de ses collègues qui le rendent responsable des morts. De plus, la classe ouvrière est divisée par la jalousie : envieux du leadership d’Étienne à la tête des grévistes, Chaval tente de briser la grève en acceptant les faveurs de Deneulin qui lui promet un poste de porion et en reprenant le travail avec une équipe de mineurs.
À ce rapport de disjonction s’ajoute l’opposition entre les familles prolétaires et bourgeoises. En effet, aux yeux des Hennebeau, des Grégoire et des Deneulin, les classes laborieuses apparaissent dangereuses ; c’est pourquoi, ils se barricadent et recourent aux soldats pour réprimer les débordements pendant la grève. De plus, certains personnages s'opposent deux à deux dans le roman : Lantier et Chaval, Lantier et Souvarine[31], les Maheu et les Grégoire mais aussi les Grégoire et les Hennebeau, les Maheu et les Pierron. Pauvres et misérables dans l’ensemble, les ouvriers sont les plus nombreux. Même si le récit ne précise pas leur nombre, la peinture de certaines scènes collectives permet de s’en faire une idée :
Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc. (Germinal, Vème partie, chapitre 5).
Le personnel du Voreux se distingue ainsi de celui du centre de la terre par le nombre pléthorique. En effet, les explorateurs verniens ne sont que trois. Il y a le professeur Lidenbrock, son neveu Axel et leur guide Hans Bjelke. Si les personnages de Zola sont soumis à la dictature du travail, ceux de Verne, eux, sont libres de toute contrainte. Il règne en leur sein une relation de cordialité et de complicité : ils forment un seul ensemble, une seule unité, ce qui n’est pas de même pour les mineurs impliqués, certes dans une même situation, mais rangés en des classes sociales différentes. Cette atmosphère est celle que l’on trouverait dans une équipe[32]: il y a un chef, un compagnon, un homme de main. Le chef d’équipe incarne le rôle d’initiateur, de meneur de jeu ; il est assisté de son compagnon de route ; enfin, l’homme de main est celui à tout faire. Tandis que les personnages zoliens sont individuellement déterminés par un tempérament, ceux de Verne, eux, ont un objectif spécifique qui est de parvenir au centre de la terre. Ainsi, il règne, dans ce trio, tous les corolaires de la concorde que sont l’entente et la solidarité et dans l’autre, toutes les nuances de formes, tous les comportements humains face à la grève. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir les coéquipiers de Lidenbrock se transmuer en des agents hospitaliers au service des uns et des autres à l’image de Hans qui soigne les blessures d’Axel avec « un onguent dont les islandais ont le secret » (chapitre XXIV). Ce même bienfaiteur réitère son action salvatrice, plus loin, lorsqu’il donne, au même jeune homme mourant, la dernière réserve d’eau de sa gibecière afin qu’il se désaltère. Ainsi, ce même sacrifice existe également entre ce personnage qui a sauvé à deux reprises la vie du pauvre Axel et le professeur Lidenbrock. En effet, cet homme de main suit le chef de délégation dans les entrailles de la terre et se tient toujours prêt à son service, même dans les épreuves les plus redoutables et sans jamais attendre de récompense. À la fin de l’œuvre, par exemple, Axel témoigne : « L’homme auquel nous devions tout ne voulut pas nous laisser lui payer notre dette. Il fut pris de la nostalgie de l’Islande. « for val », dit-il un jour, et sur ce simple mot d’adieu, il partit pour Reykjavik, où il arriva heureusement » (chapitre XLV). En sus, un lien particulier, un rapport familial d’oncle à neveu lie le professeur Lidenbrock à Axel. Ce lien est assimilable à celui qui unit un père à son fils. Cette grande affection est dévoilée au moment où, déshydraté du fait du manque d’eau, le jeune Axel voit ses forces l’abandonner et semble mourir :
Au bout de quelques instants, mon oncle s’approcha de moi et me souleva entre ses bras : «Pauvre enfant », murmura-t-il avec un véritable accent de pitié. Je fus touché de ces paroles, n’étant pas habitué aux tendresses du professeur. Je saisis ses mains frémissantes dans les miennes. Il se laissa faire en me regardant. Ses yeux étaient humides. (Voyage au centre de la terre, chapitre XXI)
S’ils sont libres, ils demeurent aussi socialement autonomes contrairement aux mineurs assujettis par le travail, réduits tels « des insectes humains fouissant la roche » (1ère partie, chapitre 3); ce qui a fait dire à Auguste Dezalay qu’il s’agit « de la superposition et de l’entassement des hommes et des choses dans la profondeur de la nature »[33]. En effet, les mineurs sont contraints de cravacher au fond de la mine pour gagner leur pitance quotidienne. Tout le temps, ils luttent avec la misère et espèrent un lendemain meilleur. Il y a donc deux mondes opposés ; mais pas de façon absolue puisque les deux auteurs abordent la même thématique ; et qu’on pourrait retrouver certains motifs communs.
III- Avatars du souterrain
D’un auteur à l’autre, l’écriture du souterrain connaît aussi bien des variantes que des invariants. Aussi, s’en dégage-t-il des approches différentes de la modernité.
1- Variantes et invariants du souterrain
Que ce soit avec Verne ou avec Zola, l’écriture du souterrain désigne un univers parallèle, un monde de l’au-delà qui s’élabore notamment avec l’argile des mythes. En effet, chacun des deux auteurs utilise des intertextes mythologiques pour dire l’intérieur de l’univers sidéral. Il n’ y a rien d’étonnant car, si le mythe définit « un système dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes, système dynamique qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit »[34], et qu’à ce titre, il constitue « le « modèle » matriciel de tout récit »[35], cela revient à comprendre que le thème du souterrain a des invariants dans les deux textes. Une telle réflexion se justifie par le fait que le mythe littéraire est défini par un ensemble d’événements sous-tendant les textes. En tant que « discours sacré », il est l’acte fondateur originel donnant vie et sens à tout récit.
Pour caractériser son souterrain, Jules Verne fait allusion au labyrinthe de Crète – demeure d’Astérion. Il emploie les expressions « une sorte de vis tournante » (p. 198), «pentes inclinées» (p.156), « un couloir obscur » (p.155) puis fait dire à son personnage : « Nous étions au centre d’un carrefour, auquel deux routes venaient aboutir, toutes deux sombres et étroites. Laquelle convenait-il de prendre ? Il y avait là une difficulté » (p. 161). Ce même mythe revient chez Zola chez qui la mine ressemble à une ville souterraine dont les galeries sont nombreuses et obscures. Ainsi, à son arrivée, Étienne est dérouté par ces galeries qui s’ouvrent devant lui : « Plus loin, un carrefour se présenta, deux nouvelles galeries s’ouvraient, et la bande s’y divisa encore » (p. 82). Cette image est comparable au « couloir obscur » (p.155) que doivent traverser les héros de Jules Verne. De fait, le monde de la verticalité est celui du désenchantement pour les intrus. À l’instar des mineurs de Zola, le trio vernien y subit plusieurs épreuves de soif, de faim, de chute, de peur, etc., et s’étouffe par manque d’air parce qu’il y règne une atmosphère tendue. « L’air ne circulait pas, l’étouffement à la longue devenait mortel » (p.86) parce que les entrailles de la Terre connotent notamment la terreur et le châtiment.
Mondes parallèles croupis dans l’ombre et le secret, les souterrains sont en général obscurs. Ils préfigurent, à la fois, le royaume des morts et le décor d’aventures extraordinaires et tragiques. Le puits du Voreux tire évidemment son nom des résonances qu'il autorise : tout au long du roman, il est comparé à une créature vivante qui se nourrit de chair humaine, comme l’ont montré des travaux antérieurs. Le champ sémantique de la dévoration s’épanouit à travers les phrases et groupes de mots suivants : « le puits dévorateur avait avalé sa ration quotidienne d’hommes, près de sept cents ouvriers » (p.84); « le puits avalait les hommes par bouchées de vingt ou trente » (p.73) ; « boyaux géants capables de digérer un peuple » (p.74) ; etc. Lié à la faim, à l’angoisse, au grisou, au monde des ténèbres, au déluge qui préfigurent les puissances de la mort, le souterrain zolien désigne l’enfer : les ouvriers y sont réduits en esclavage, écrasés, torturés par la roche ; ils y perdent la vie. Cette absence de vie trouve son pendant dans Voyage au centre de la terre où elle se traduit par les groupes nominaux «une plaine d’ossements » (p.303), « un cimetière immense » (p.303), « les squelettes » (p.303), « un crâne dénudé » (p.305), « une tête humaine! » (p.305) renvoyant au vocabulaire des restes, des ruines et de la momie que les touristes découvrent tout au long de leur marche vers le noyau terrestre. Le mythe de l’enfer revient sous la plume des deux auteurs. S’il est un mythe lié à cet univers, il permet aussi de rapprocher les deux auteurs. Le souterrain est également modélisé par des cours d’eau que l’on retrouve sous la plume des deux romanciers. Celles-ci en constituent un paramètre incontournable. Zola conçoit l’eau tel un cataclysme fait de précipitations continues qui submerge tout sur son passage. Ce torrent catastrophique final ouvre sur la perspective utopique de la cité future. Il est, en réalité, un renouvèlement du mythe du déluge. C’est pourquoi, il le représente comme une menace imminente pour les mineurs restés au fond de la mine : « L’eau (…) déborda dans la galerie » (p.482) si bien que les victimes du sinistre « eurent d’abord l’eau aux chevilles, puis elle mouilla les genoux. La voie montait ce qui leur donna un répit de quelques heures. Mais le flot les rattrapa, ils baignèrent jusqu’à la ceinture. (…) Quand elle atteindrait leur bouche, ce serait fini. » (p.482). Cette eau, qui détruit et régénère, change de forme dans le récit de Verne, pour être une mer intérieure ayant un « aspect effroyablement sauvage» (p. 235) et des dimensions mystérieuses. Tantôt, elle a un aspect pacifique et joue un rôle salvateur ; tantôt, elle est bouillante et fait grincer les dents : «Lorsque, plongeant mes mains à mon tour dans le jet liquide, je poussai à mon tour, une violente exclamation. La source était bouillante. « De l’eau à cent degrés ! M’écriai-je » (p. 192). Dans ce cas, elle entre en fureur et fait de sourdes détonations qui éclatent, par instants, sous forme de jets énormes comme un geyser (p. 278).
Dans une autre perspective, le souterrain définit une ligne spatio-temporelle parallèle. Germinal laisse entrevoir un rapprochement entre le passé et l’avenir. En effet, le souterrain de Zola est un espace favorable au renversement de l’ordre social, à l’alternance politique : les mineurs, à présent, doivent passer par la souffrance et l’humiliation pour que la génération future soit débarrassée de tout mal, de toute exploitation. Ainsi, le péché, la terreur et le châtiment disparaîtront dans les ténèbres souterraines de la mort pour qu’y rejaillisse une nouvelle vie en proie d’amour, de justice et de bonheur. Dans Voyage au centre de la terre, le contexte est tout autre ; les distorsions temporelles sont plus flagrantes. Le chapitre de la descente des explorateurs dans le souterrain précédant le récit des couches géologiques est, certes, un prétexte pour aller du présent vers le passé, mais il perturbe la chronologie du récit qui se charge, alors, de deux lignes temporelles autres. Ainsi, les personnages semblent déconnectés de leur époque. Pour preuve, les instruments de mesure qu’ils apportent sont altérés ainsi que le justifie le personnage-narrateur :
À la lueur douteuse de la torche, je remarquai des mouvements désordonnés dans les couches granitiques; un phénomène allait évidemment se produire, dans lequel l’électricité jouait un rôle; puis cette chaleur excessive, cette eau bouillante!…Je voulus observer la boussole. Elle était affolée ! Oui, affolée ! L’aiguille sautait d’un pôle à l’autre avec de brusques secousses, parcourait tous les points du cadran, et tournait, comme si elle eût été prise de vertige.(Voyage au centre de la terre, pp. 349-350)
Le brouillage du repère spatio-temporel transforme les entrailles de la Terre en un monde totalement étrange, contradictoire, insolite. Cet univers au-delà de toutes normes est celui de l’utopie – du grec : (o)u : non et topos : lieu – il se définit comme un lieu inexistant, un lieu de nulle part. Mais ce procédé fait aussi partie d’une réflexion plus large sur la condition humaine. Jules Verne fait œuvre d’anticipation lorsqu’il explore des terres inconnues.
2- Deux approches différentes de la modernité
Le mot modernité désigne l’ensemble des caractères exprimant les goûts, les tendances de l'époque moderne, et qui se manifestent dans l'œuvre d'un écrivain, d'un artiste. Il renvoie aussi à l’idée qu’une époque se fait d’elle-même dans sa différence avec ce qui la précède. Dans cette perspective, l’analyse cherche à vérifier que Zola et Verne s’inscrivent dans leur époque. Chaque siècle a sa caractéristique propre. Zola et Verne appartiennent à la seconde moitié du XIXème siècle marqué par l’influence de l’idéologie positiviste qui prône la toute puissance de la science et considère la vérification comme l’unique critère de vérité. Du fait de ses nombreuses inventions scientifiques et technologiques, mais aussi de ses références récurrentes à l’actualité de son époque, l’on peut dire avec Michel Serres que « Jules Verne est de son temps ».[36] En effet, cette assertion est suscitée par de nombreuses références à l’actualité scientifique de son époque. Jules Verne utilise les découvertes scientifiques et techniques comme support de ses nombreuses aventures. Le récit du voyage vertical est, par exemple, relaté par un personnage-témoin qui tient un journal à l’instar des explorateurs de son époque. Il y décrit autant que possible des paysages terrestres correspondant à la réalité; il fait une description des différentes couches géologiques rencontrées. Celle-ci vise à faire un large écho dans son roman aux goûts de la société du moment ; il traduit l’engouement croissant de ses contemporains pour les questions de géologie, de paléontologie, de minéralogie et des théories de l’évolution des espèces. Si Jules Verne entreprend une expédition scientifique et géographique, Zola, lui, conçoit la modernité autrement. Pour lui, le travail du romancier doit se calquer sur une démarche scientifique. À l’instar de Taine, il soutient que l’homme est soumis à un déterminisme universel:
Le personnage (romanesque) est devenu un produit de l’air et du sol, comme la plante ; c’est la conception scientifique. Dès ce moment, le psychologue doit se doubler d’un observateur et d’un expérimentateur, s’il veut expliquer nettement les mouvements de l’âme. Nous cessons d’être dans les grâces littéraires d’une description en beau style ; nous sommes dans l’étude exacte du milieu, dans la constatation des états du monde extérieur qui correspondent aux états intérieurs des personnages. Je définirai donc la description : un état du milieu qui détermine et complète l’homme.[37]
En substance, il argue que le but de l’écrivain ne consiste plus en une description simple comme le ferait un peintre, mais plutôt en une analyse savante susceptible de justifier un comportement, de déterminer le sujet en question. Pour lui, les sentiments et les caractères sont rigoureusement prédestinés par des lois ; c’est pourquoi, il assigne à ses personnages un certain nombre de facteurs héréditaires et les fait évoluer dans des milieux particuliers. En véritable expérimentateur, Zola prétend suivre ses agissements et analyser ses réactions. En cela, il est bel et bien de son époque.
Par ailleurs, la mine souterraine constitue aussi bien l’image de la modernité que l’emblème du progrès. Cette machine tient un rôle central dans l'univers romanesque de Zola. Il est nécessaire à la description du réel puisqu'il est un personnage à part entière, une représentation vivante de la science faite femme ou monstre. Au-delà d’une simple représentation, l'image du Voreux s'applique chez Zola à toute production du génie moderne : la mine ou l’usine. Comme ses personnages, Zola semble à la fois fasciné et révulsé par ces manifestations vivantes et sauvages du progrès en marche. En créant l'usine utopique de Travail, il donne à l'univers mécanique sa version idéale. Cette perception de la machine pourrait rapprocher Zola de Verne pour deux raisons : d’une part, parce qu’elle symbolise pour Verne « le point d’application de l’imagination sur le monde réel»[38]et d’autre part, parce que les deux auteurs sont méfiants envers le progrès scientifique.
CONCLUSION
En définitive, même s’ils ne sont pas les premiers à évoquer le monde souterrain comme décor de leurs fictions, Jules Verne et Émile Zola en donnent des formes les plus diverses et des images les plus puissantes. Les démarches préparatoires de leurs projets respectifs sur le souterrain apparaissent presque identiques. De plus, ils construisent des fictions à partir d’un même fond qu’est la démarche scientifique. Cependant, si ces facteurs extérieurs les rapprochent, il faut toutefois remarquer que les deux romanciers sont distants l’un de l’autre. Aussi, leurs approches du souterrain divergent-elles : hormis quelques invariants, rien de commun n’existe entre leurs œuvres.
Pour Verne, voyager au centre de la terre consiste en un voyage dans le temps, en une découverte du passé, en un retour aux origines… Son souterrain est le lieu d’une exploration scientifique, d’un voyage initiatique mais aussi d’un voyage imaginaire où prévalent une ambiance mythologique et une temporalité autres. A contrario, le souterrain zolien est le lieu de l’évocation des rapports du capital et du travail, de l’influence du milieu et de l’hérédité, de la révolte et la lutte des classes, de la faim et de la misère, du collectivisme, de l’anarchisme… de la condition humaine. L’écriture du souterrain permet donc de révéler les aspirations les plus profondes de l’humanité; car, comme le pense Geneviève Levine « le mystère de l'inconscient individuel a remplacé projets et destins collectifs. L'homme moderne ne cherche que lui-même dans les endroits privés d'air et de lumière. »[39]
BIBLIOGRAPHIEAubrière, Madeleine, Précis de littérature française du XIXème siècle, Paris, P.U.F., 1990.Abastado Claude, Potelet Hélène. Germinal de Emile Zola, Poitiers, Hatier,1994.Burgaud, Philippe, « La bibliothèque scientifique de Jules Verne », De la science en littérature à la science-fiction, Danielle Jacquart dir. Amiens, Éditions du CTHS, 1996.Chevrel, Yves, « Questions de méthodes et d’idéologies chez Verne et Zola. Les Cinq cents millions de la Bégum et Travail », François Raymond (dir.), L’Écriture vernienne, Série Jules Verne, Paris, Lettres modernes Minard, 1978.Dezalay, Auguste, L’Opéra des Rougon-Macquart, Paris, Klincksieck, 1983.Durand, Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1960.
Gilles Quinsat, Bernard Cerquighini… Le grand atlas des littératures, Paris, Encyclopaedia universalis, 1990.
Girard, Marcel, « L’Univers du Germinal », Revue des sciences humaines, janvier-mars, 1953. Hamon, Philippe, Du Descriptif, Paris, Hachette Supérieur, « Recherches littéraires », 1993.Levine, Geneviève, «Le souterrain en littérature»,www.alalettre.com/actualite/levine-souterrain.htm, (Consulté le 30 octobre 2016).Mittérand, Henri, « Zola à Anzin: les mineurs de Germinal », Travailler 1/2002 (n°7), pp.37-51.Noiray, Jacques, Le Romancier et la machine, tome 2, Paris, José Corti, 1981.
Raymond, François, « L’homme et l’horloge chez Jules Verne », Bulletin Jules Verne n°16, 1971.Serres, Michel, Jouvences sur Jules Verne, Paris, Éditions Minuit, 1974.Spiri, Jean,« Le souterrain, lieu ambigu de la littérature », La Pierre d’Angle n°59, Revue de l'Association nationale des Architectes des Bâtiments de France (ANABAF), (Consulté le 23 septembre 2016).Verne, Jules, Voyage au centre de la terre, Paris, Brodard et Taupin, 1980.Zola, Émile, Germinal, Paris, Brodard et Taupin, 1983.Zola, Émile, Le Roman expérimental, Paris, Charpentier, 1890, pp. 1-53.
-
Christophe Reffait parvient à mettre en avant un compte rendu de la Bête humaine effectué par Anatole France en 1890 dans lequel il rapproche le didactisme vernien de celui de Zola. ↑
-
Yves Chevrel, « Questions de méthodes et d’idéologies chez Verne et Zola. Les Cinq cents millions de la Bégum et Travail », François Raymond (dir.), L’Écriture vernienne, Série Jules Verne, Paris, Lettres modernes Minard, 1978, pp. 69-96. ↑
-
Jacques Noiray, Le Romancier et la machine, Paris, José Corti, 1982, 2 tomes. Le tome 1 comporte l’étude sur Zola et le 2 celle sur Verne. ↑
-
Philippe Hamon, Du Descriptif, Paris, Hachette Supérieur, « Recherches littéraires », 1993. ↑
-
Selon l’index Translatorium, organisme géré par l’Unesco et qui tient le compte des traductions des auteurs, Jules Verne est, à son époque, l’écrivain français le plus traduit au monde, avec 4162 traductions. ↑
-
Avant les Rougon-Macquart, Zola avait déjà publié cinq romans : La confession de Claude (1865), Le voeu d’une morte (1866), Les mystères de Marseille (1867), Thérèse Raquin (1867), Madeleine Férat (1868); publié près d’une centaine de contes et nouvelles, plusieurs pièces de théâtre ; écrit une centaine d’articles dispersés dans la presse. On a aussi retrouvé plus de 4000 correspondances traitant de sujets divers et découvert quelque 5000 photographies. ↑
-
Les personnages de Dumas descendent dans un souterrain appelé la grotte au trésor. ↑
-
Dans Les Misérables, Victor Hugo présente Jean Valjean échappant aux gendarmes venu l’arrêter en fuyant par les égouts de Paris. Il parcourt la ville par en dessous, avant de trouver une sortie au bord de la Seine. ↑
-
Les références de pages renvoient à Voyage au centre de la terre de Jules Verne publié à Paris aux éditions Brodard et Taupin en 1996. ↑
-
Les références de pages renvoient à Germinal de Emile Zola publié à Paris aux éditions Brodard et Taupin en1983. ↑
-
L’un des motifs les plus importants de l’analogie entre Verne et Zola est d’ordre chronologique : le premier naît le 08 février 1928 et le second le 02 avril 1940. ↑
-
Le positivisme d’Auguste Comte (1798-1857) considère que la vérification des connaissances par l’expérience est l’unique critère de vérité. Cette doctrine philosophique conduit à une volonté sans précédent de tout classer, même ce qui est inclassable, et d’établir des hiérarchies dans les différentes sciences présentes alors. Ce positivisme échevelé s’apparente en quelques points au scientisme, même si ce dernier affirme que la science peut fournir des explications à toutes les questions qui se posent à l’homme, ce que conteste le positivisme, notamment dans la deuxième moitié du 19ème siècle. ↑
-
Ghislain de Diesbach, Le Tour de Jules Verne en 80 livres, Paris, Librairie Académique Perrin, 2000, p.37. ↑
-
Lettre d’Émile Zola au docteur J. Héricourt du 27 juin 1890. ↑
-
Madeleine Aubrière (sous la direction de), Précis de littérature française du XIXème siècle, P.U.F., 1990, p.401 ↑
-
Les fameux dossiers préparatoires de Zola trouvent un écho dans les milliers de notes qu’accumule Verne au travers de ses lectures quotidiennes. ↑
-
Philippe Burgaud, « La bibliothèque scientifique de Jules Verne », De la science en littérature à la science-fiction, Danielle Jacquart dir. Amiens, Éditions du cths, 1996, pp. 129-135. ↑
-
Henri Mittérand, Le discours du roman, Paris, P.U.F., 1980. ↑
-
Henri Mitterand, « Zola à Anzin: les mineurs de Germinal », Travailler 1/2002 (n.7), p.37-51, p. URL : www.cairn.info/revue-travailler-2002-1-page-37.htm ↑
-
Leurs ouvrages sont édités en plus de cent mille exemplaires. ↑
-
Propos d’esthétique littéraire tenus dans l’ « Avertissement de l’éditeur », davantage attribués par D. Compère à Jules Verne lui-même qu’à l’éditeur Hetzel ; voir Daniel Compère, Jules Verne, Parcours d’une oeuvre, Amiens, Encrage, 1996, p.25 ↑
-
Jean-Paul Dekiss, Jules Verne, un humain planétaire, Éd. Textuel, Collection Passion, 2005, p.63. ↑
-
Jean Delabroy, « Une transe-atlantique (texte-échangeur et fantasmatique sociale) », Jules Verne et les sciences humaines, sous la dir. de François Raymond & Simone Vierne, Paris, UGE, 1979, p. 225. ↑
-
Paul de Saint-Victor, Le Moniteur universel du 17 décembre 1872. ↑
-
J.G. Ballard, « Science-fiction », Le grand Atlas des littératures, p. 749. ↑
-
Marcel Girard, « L’Univers du Germinal », Revue des sciences humaines, janvier-mars 19S3, pp. 59-76. ↑
-
Jean Spiri « Le souterrain, lieu ambigu de la littérature », La Pierre d’Angle n°59, « Espace du sous-sol, une inspiration de demain », Revue de l'Association nationale des Architectes des Bâtiments de France, p. 28. ↑
-
Abastado Claude, Potelet Hélène. Germinal de Emile Zola, Le livre de poche n°8, Collection « Profil d’une œuvre », Poitiers, Hatier,1994. ↑
-
Dans la mythologie grecque, le Minotaure est ce monstre mi-homme mi-taureau, à qui l'on donnait chaque année en pâture sept jeunes gens et sept jeunes filles. ↑
-
L'Amour la Poésie est un recueil de poèmes du poète surréaliste français Paul Éluard paru en 1929. Aujourd'hui édité dans la collection Poésie/Gallimard sous la même couverture que Capitale de la douleur, par ailleurs, classé à la 60e place de la liste des 100 meilleurs livres du xxe siècle établie par la FNAC et Le Monde. ↑
-
Le socialisme d’Étienne Lantier s’oppose à l’anarchisme de Souvarine. ↑
-
François Raymond, « L’homme et l’horloge chez Jules Verne », Bulletin Jules Verne n° 16, 4ème trim. 1971, pp. 7-14. Texte repris dans L’Herne. ↑
-
Auguste Dezalay, L’Opéra des Rougon-Macquart, Paris, Klincksieck, 1983, p.235. ↑
-
Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, 1960, (11ème édition, Dunod, 1992), p.64. ↑
-
Gilbert Durand, « Pas à pas mythocritique », Champs de l’imaginaire, (textes recueillis par Danielle Chauvin), Grenoble, Ellug, 1996, p.230. ↑
-
Michel Serres, Jouvences sur Jules Verne, Paris, Éditions Minuit, 1974, p.11. ↑
-
Émile Zola, Le roman expérimental, Paris, Charpentier, 1890, p. 2. ↑
-
Jacques Noiray, Le Romancier et la machine, Paris, José Corti, 1981, p. 28. ↑
-
Geneviève Levine, « Le souterrain en littérature », http://www.alalettre.com/actualite/levine-souterrain.htm, (Consulté le 30 octobre 2016). ↑