Numero special 1 - "Jeunes chercheurs"

Le voyage dans voyage au bout de la nuit de celine et dans les faux-monnayeurs d’andre gide : Daniel Patrick Diehou

LE VOYAGE DANS VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT DE CELINE ET DANS LES FAUX-MONNAYEURS D’ANDRE GIDE[1]

 

Daniel Patrick Diehou, Doctorant, Université Felix Houphouët Boigny

 

Résumé : Le thème de voyage évolue avec tous les siècles du roman français. Homère à l’Antiquité et Pétrarque au Moyen Age posaient les jalons de cette littérature de l’aventure. Mais la floraison des textes romanesques liés au voyage débute au XVIIIe s avec Montesquieu, Voltaire, Diderot ; s’accentue au XIXe s avec Chateaubriand, Lamartine, Théophile Gautier, Flaubert, Nerval et touche les auteurs du XXe s comme Butor, Michaux, Lévi-Strauss, Céline, Gide… . Le présent article entreprend de mettre en relief chez ces deux derniers cités, les innovations et originalités apportées à l’écriture du déplacement ou à la « littérature du nomadisme » ; ceci au regard des nouvelles orientations qui constituent le soubassement des techniques littéraires et richesses fictionnelles du roman au XXe siècle.

Mots-clés : Voyage – Mobilité – Roman –  XXe s – Transposition 

Abstract: The theme of trip evolves with all the centuries of the French Novel. Homère at the Antiquity and Petrarque at Middle Age settled the pillars of this literature of adventure. But the flowering of novel writings linked to trip begins at the XVIIIth Century with Montesquieu, Voltaire, Diderot; wass trengthened at XIXth Century with Chateaubriand, Lamartine, Theophile Gautier, Flaubert, Nerval and stretches the writers of XXth like Butor, Michaux, Lévi-Strauss, Celine, Gide… This article emphasizes in both mentioned writer’s writings’, the innovations and originalities brought to the writing of displace mentor the « literature of nomadism ». Like new orientations constituing the basement of literary technique and fictional wealth of novelat the XXth Century.

Key words: Trip – Mobility – Novel – 20th century– Transposition

INTRODUCTION

Le thème de voyage est très présent dans la littérature française des différents siècles, mais c’est au XIXe siècle, qui fut l’âge d’or du roman, que le roman de voyage connu aussi sa plus grande notoriété. La modernité, le développement des moyens de déplacement, l’évolution des idées, l’expansion de l’impérialisme ou les conquêtes territoriales, à cette époque, ont favorisé et facilité les voyages, devenus moins dangereux et plus fréquents. D’où la profusion des textes relatifs au voyage, et défiant toute concurrence avec leur thème de prédilection, « voyage en Orient », suscité sans doute par cette célèbre pensée de Nerval citée par N. Benachour (2008, p. 201), « Dans le Moyen Age, nous avons tout reçu de l’Orient ; maintenant nous voudrions rapporter à cette source commune de l’humanité les puissances dont elle nous a douées, pour faire grande de nouveau la mère universelle. ». On pourrait ajouter cette autre affirmation de N. Bernheim (1998, p. 228), qui stipule qu’ « Il est impossible en ce qui concerne Jérusalem, d’écrire une conclusion… ».

Mais le constat que l’on fait au XXe siècle, est qu’au-delà de ce développement exponentiel de l’écriture de voyage, cette littérature s’est enrichi de nouvelles stratégies scripturales qu’il importe de souligner. En effet, après le ‎triomphe du roman au XIXe siècle, les auteurs qui suivent, cherchent à faire éclater les ‎formes en proposant des innovations. Le roman, dans toute sa diversité, est ainsi révolutionné avec de nombreuses créations et originalités, telles que la transgression, la subversion, le désordre textuel, l’excentricité… ; plusieurs techniques d’écriture ; et les écrivains-voyageurs n’ont pas manqué d’apporter leur touche à la coloration inédite du roman de voyage telle que le décrit Jean-Luc Moreau (1994, p. 39),

Ce voyage, vous pouvez le narrer en prose, en vers, voire en prose et en vers comme le fit en son temps notre bon La Fontaine (…) . Vous pouvez le raconter dans la langue de Vaugelas ou dans celle de San Antonio, sous forme de dialogue ou en bande dessinée, au passé simple, au passé composé ou au conditionnel ludique… Selon que vous appelez Young ou Chateaubriand, vous vous contentez de jeter sur le papier de simple notes dans un style télégraphique ou au contraire, vous travaillez votre style, vous déployez vos ailes, vous pouvez voyager en zigzag dans votre mémoire, naviguer de souvenir en souvenir au gré de votre fantaisie…

Parmi les auteurs ou romanciers-voyageurs du XXe siècle qui ont observé ces recommandations de Moreau, en écrivant le voyage de façon fantaisiste et inédite, nous nous sommes intéressés à Gide et à Céline, non pas en référence des plus grands voyageurs, mais pour la singularité du style dans l’écriture du voyage, qui semble répondre aux traits du roman révolutionné. Ces auteurs proposent des expériences de voyage, une sorte de mouvement, de ballottement transfiguré au service du récit romanesque avec une transposition de leur vie qui tend à décrire un fort obscurcissement de leur parcours existentiel. Le voyage constitue pour ces écrivains, une praxis par excellence, liées au travail de mémoire, à l’inventivité de nouvelles stratégies, qui constituent la pierre angulaire de cette étude. Nous verrons cela dans Les Faux-monnayeurs (F-M) de Gide et dans Voyage au bout de la Nuit (VN) de Céline. Ces textes nous paraissent un échantillon représentatif de ce qu’aura été l’expression du voyage, sa mise en scène textuelle, dans le roman du XXe s.

La problématique qui se dégage de notre sujet est la suivante : partant du fait que le voyage a connu une évolution depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, nous voulons savoir l’esthétique particulier de l’écriture du voyage dans le roman de ce dernier siècle ; ou encore, les nouvelles trajectoires du roman de voyage. Quelle est la nouvelle stratégie de l’écriture du voyage, en ce qui concerne les motivations du déplacement des personnages dans le roman de Gide et de Céline ? Peut-on parler aujourd’hui de nouveaux paradigmes du voyage avec les notions de mobilité et de mouvement ? Quelles valeurs sémantiques peut-on attribuer à la question de voyage, au niveau de ses représentations ou de ses pratiques depuis sa faisabilité ? Si l’on parle des avantages liés au concept de mobilité, n’y a-t-il pas des inconvénients à aller de monde en monde ? Enfin, l’on veut savoir si le but du voyage a-t-il changé ou évolué au cours des siècles.

Nous abordons ces préoccupations dans une approche analytique telle que développée et argumentée par Vincent Kauffman, John Urry… L’exploitation des textes choisis va mieux nous renseigner sur les valeurs métaphoriques de la mobilité perçue par ces critiques dans l’analyse de la thématique du voyage au XXe siècle.

Notre démarche porte sur deux points essentiels : l’esthétique du voyage : où nous analysons la stratégie de la transposition à travers les raisons et enjeux qui fondent le déplacement des personnages. La seconde articulation concerne les valeurs sémantiques de la mobilité. C’est le lieu où nous évoquons les inconvénients et avantages de la notion de voyage.

  • L’ESTHETIQUE DU VOYAGE DANS LE ROMAN FRANÇAIS DU XXe s

 

L’écriture du voyage dans le roman du XXe siècle s’est donné de nouvelles voies/voix. Elle se fonde d’abord sur le discours idéologique du siècle qui préfigure l’expression de l’inconscient dans la création artistique et refuse les catégories esthétiques traditionnelles. Mais aussi une expressivité de l’absurdité de la condition humaine, de l’étrangeté et la solitude de l’homme plongé dans le silence d’un monde chaotique. L’individu est poussé par un désir dérivatif vers un « ailleurs » euphorique, par rapport à un « ici », qui étouffe. L’art est vu comme un instrument de révolution et de libération. L’évasion, le dilettantisme, la fuite de la misère ou des contraintes sera l’écriture des uns et la formation intellectuelle, le culte du savoir, la recherche d’une condition meilleure ou la quête d’emploi sera le souci des autres.

 

  • Le voyage exutoire ou par dilettantisme

 

Le voyage exutoire est un moyen de rompre avec son espace habituel devenu étouffant, sortir de son « enclos », errer comme le précise Montaigne, cité dans un article par Franck Macé (2008, p. 9) : « Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages que je sais bien ce que je fuis, et non pas ce que je cherche. ». C’est dans cette même optique que Céline (1973. p. 229), justifie son instabilité, sa pérégrination à travers les continents : « Je l’aimais bien, surement, mais j’aimais encore mieux mon vice, cette envie de m’enfuir de partout, à la recherche de je ne sais quoi… ».

Ainsi par dilettantisme et pour rompre avec la monotonie quotidienne ou poussés par l’ennui d’être dans un environnement accablant et « déclamatoire », certains personnages vont entreprendre ici le voyage vers l’inconnu.

Dans F-M, Vincent et Lady Griffith vont embarquer sur un bateau pour l’Afrique précisément à Dakar (Casamance). Elle écrit ceci dans sa lettre à Edouard : « C’est le démon de l’aventure qui nous harcèle ainsi tous les deux. Nous avons été présentés à lui par le démon de l’ennui » (p. 314 F-M). Ce périple en terre africaine est une transposition des voyages de Gide, dont un exemple nous est donné ici par Claude Martin (1998), « Gide qui dès 1893 voyage en Tunisie où il découvrit ses premiers plaisirs homosexuels. Il y retournera  en 1895 avec  son amoureux  Oscar Wilde mais  le  décès de sa mère le rappelle  à Paris. Pendant l’occupation il ira à nouveau  se réfugier en Afrique mais cette  fois en Algérie ». Ces voyages en Afrique permettent à Gide non seulement de découvrir ses premiers plaisirs homosexuels mais aussi de fuir la guerre. Des moments de sa vie qui apparaitront plus tard dans ses écrits et qui constituent ici, pour nous, des traits de son écriture. Selon toujours Claude Martin (1998), « la pratique de l’homosexualité chez Gide en Afrique commence à 23 ans après le décès de son père. Ceci est vu comme un moyen exutoire pour se débarrasser des contraintes religieuses et de l’éducation rigoriste que lui imposait jusque-là sa mère. ».

Ce moment de sa vie est encore transposé dans F-M, à travers le voyage d’Edouard et Bernard, de Paris en Suisse. On parlera toujours de moyen dérivatif, car c’est pour eux une occasion de fuir Paris et profiter de leurs plaisirs homosexuels, du paysage montagnard et des bienfaits de la nature pendant ce séjour. Ces quelques exemples justifient nos propos :  » L’hôtel n’a pu nous offrir que deux chambres. Pour cacher son identité, Laura passe pour la femme d’Edouard ; mais chaque nuit, c’est elle qui occupe la petite chambre et je vais retrouver Edouard dans la  sienne.  » (p. 169 F-M). On lit encore dans les lignes qui suivent :  » Nous avons déjà fait, Edouard et moi, quelques petites courses de montagne, très amusantes ; mais à vrai dire, ce pays ne me plait pas beaucoup ; à Edouard non plus. Il trouve le paysage « déclamatoire ». C’est tout à fait ça. Ce qu’il y a de meilleur ici, c’est l’air qu’on y respire ; un air vierge et qui vous purifie les poumons.  » (pp. 169-170 F-M).

La transposition que Gide fait de ce lieu, dans F-M, est un souvenir de son propre séjour en 1917 avec son amant Marc Alegré, un compagnon homosexuel. « C’est dans son journal intime qu’il évoque en claire cette relation où il se cache  derrière le pseudonyme de Fabrice  et Marc est désigné par Claude Michel. » affirme Claude Martin (1998).

Les mêmes raisons ou caractéristiques du voyage sont aussi évoquées dans VN.

Le personnage Ferdinand qui voyage vers l’Amérique, dont il a tant entendu les merveilles, est enjôlé et enjoué dès sa première découverte :  » L’Amérique ! J’étais arrivé. C’est ça qui fait plaisir à voir après tant de sèches aventures.  » (p. 187 VN). Ou encore « Je décidai, à force de peloter Lola, d’entreprendre tôt ou tard le voyage aux Etats-Unis, comme un véritable pèlerinage et cela dès que possible. Je n’eus en effet de cesse et de repos avant d’avoir mené à bien cette profonde aventure…  » (p. 55 VN).

Au regard de la chronologie de L-F. Céline présentée par Ducourneau (1973, p. 24), ceci est une allusion aux « relations de Céline avec Lucette ALmanzor et Jeanne Carayon  entre 1934 et 1936 en Amérique ».

Dans un autre exemple montrant son désir d’évasion, le plaisir de voyager, l’envie de découvrir, et surtout « Quand [il] a pu s’échapper vivant d’un abattoir international en folie » affirme Céline (1973, p. 111), Ferdinand décide d’entreprendre un voyage vers l’Afrique dont il vante la splendeur, indique ce passage :  » Nous voguions vers l’Afrique, la vraie, la grande ; celle des insondables forêts… C’était promis. La vie quoi ! Rien de commun avec cette Afrique décortiquée des agences et des monuments, des chemins de fer et des nougats. Ah non ! Nous allions nous la voir dans son jus, la vraie Afrique ! « .

Ce morceau de texte, toujours selon  Ducourneau (1973, p. 20), est une transposition du voyage de « Louis Destouches… dans le territoire occupé de l’ancien Cameroun allemand ».

Voici quelques raisons de la mobilité des personnages qui expliquent la transposition de la vie de l’auteur et que l’on peut considérer comme esthétiques d’écriture propre aux voyages dans le roman au XXe siècle. C’est-à-dire que le voyage est raconté à partir de l’expérience vécue par l’écrivain qui tient ici la posture d’acteur-spectateur et non un simple spectateur, un simple rapporteur de scènes, d’événements à l’image d’un journaliste, d’un historien ; mais qui, pour les besoins de la fiction romanesque et l’adoption d’une nouvelle écriture, fait pratiquer et représenter ses voyages par un ou plusieurs personnages dans son roman. Il met ainsi fin à une technique d’écriture majeure des siècles précédents que Jean Claude Berchet (1994, p. 13), résume en ces termes : « L’auteur, le narrateur et le voyageur sont la même personne. Leur aventure ne commence pas par une naissance mais par un départ… ». Cette forme d’écriture autobiographique prisée par les écrivains-voyageurs des siècles précédents se fait désormais sous la base de la transposition, une stratégie d’écriture que préfèrent Gide et Céline pour exprimer le voyage dans ces textes soumis à notre étude.

D’autres raisons à travers lesquelles ces auteurs utilisent la stratégie de la transposition sont à voir dans le deuxième point de cette étude.

 

 

  • Le voyage pour la formation intellectuelle ou la recherche professionnelle

 

Il s’agit ici d’évoquer les voyages effectués par les personnages, dans le cadre du travail ou pour les études, mais surtout, démontrer la stratégie de la transposition qui s’y dégage, suivant la vie des auteurs.

Céline et Gide ont beaucoup séjourné en Angleterre, ce qui leur a permit de comprendre l’anglais et de le transcrire dans certains de leurs textes. Si l’Angleterre est un lieu de ressourcement et d’évasion, pour nombre de français, c’est également un lieu de culture et d’apprentissage. Cela transparait dans un passage de Céline (1973, p. 689) : « J’emportais tout en Angleterre, […] J’ai promis de revenir méconnaissable, un vrai modèle, de savoir l’anglais, de ne pas oublier le français… ». Ce projet linguistique est sans doute le résultat des nombreuses expressions anglaises qui parcourent les textes de Céline, qui selon Jean Ducourneau, (1973, p.24), est allé à Londres en 1933, séjour durant lequel « Il rend visite à son ami Evelyne Pollet ». De retour en France, il y retournera en 1936, toujours selon Ducourneau (1973, p. 25), mais cette fois pour une « visite à Erika Irrgang ».

Pour ce qui est de Gide, Claude Martin souligne qu’il y est allé en 1918 avec son amant Marc Alégré. C’est donc en référence aux moments passés dans ce pays que ces auteurs transposent dans leurs écrits, la langue acquise.

Nous lisons dans F-M :  » We are all bastards ; And that most venerable man whick I did call my father, was I know not where when I was stamp’d  » (p. 61) ;  » Oh ! I see…  » (p. 70);  » How weary, stale, flat and unprofitable Seem to me all the uses of this world!  » (p. 86). On verra aussi dans VN :  » No More Worries  » (p. 263).  » Where I go… Where I look… It’s only for you… » (p. 356). Ces expressions en anglais qui fourmillent les textes de ces auteurs, ne sont pas le fait d’un hasard, mais leur connaissance de cette langue étrangère du fait de leurs voyages en Angleterre. On peut donc dire avec Vincent Kaufmann (2008, p. 118), que « la mobilité ne se résume pas au changement d’espace… », mais appelle aussi à un changement de la personnalité, une acquisition de nouvelles connaissances, de nouveaux caractères…

Céline, (1973, p. 770), nous le dit mieux à travers ces lignes : « L’Angleterre tout spécialement, pour ceux qui en reviennent, ça les transforme du tout au tout ! Ça les rend plus laconiques, plus réservés, ça leur donne une certaine distance, de la distinction pour tout dire… ». Les voyages effectués par Ferdinand, dans VN, dans le cadre des études et du travail illustrent bien ces propos de Céline. Après les pérégrinations de son personnage Ferdinand, en Afrique et en Amérique, ce dernier décide de rentrer en France pour terminer ses études de médecine en témoigne ce passage :

« – Vous allez partir bientôt alors ? demanda Molly

  • Oui, je vais finir mes études en France… «  (p. 235 VN).

Les enjeux de ce retour à Paris sont bien visibles dans cet autre exemple :  » Mes études, une fois reprises, les examens je les ai franchis à hue à dia… Alors, j’ai été m’accrocher en banlieue, là, dès qu’on sort de Paris… il fut répété dans tout Rancy qu’il venait de s’installer un vrai médecin en plus des autres.  » (p. 237 VN). Ainsi, le voyage, de par sa fonction didactique ou pédagogique aboutit à un but particulier, obtenir un emploi, travailler pour être utile à la société. A ce propos, Franck Macé citant Céline (2008, p. 18), dans une lettre adressée à Eugène Dabit en 1935, affirme : « Si on échoue, c’est qu’il nous a manqué quelque chose, délire, travail, repos, plaisir, sexe, épreuves ? Quelque chose. Voyages ? ».

Le voyage apparaît de ce fait comme un puissant levier du succès ou de la réalisation de l’homme. En plus de favoriser les relations interculturelles, le contact avec l’étranger, Macé (2008, p. 18), dans son analyse précise que le voyage « … nourrit l’homme, l’équilibre, l’innerve et vivifie l’imaginaire ».

Cet enjeu justifie les voyages de Ferdinand Bardamu, en quête d’emploi à travers le monde. Son départ en Afrique est une mission tout comme celui de Céline en 1916, nous dit Ducourneau (1973, p. 20) : « Louis  Destouches  se rend  dans le territoire  occupé de l’ancien Cameroun  Allemand  en 1916 comme agent de la compagnie forestière  Sangha  Oubangui. ». Même si Ferdinand allait dans cette Afrique pour se  » refaire aux colonies, faire fortune, trafiquer des ivoires longs comme ça, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineurs.  » (pp. 111-112 VN), il y allait surtout pour le travail :  » La ville de Fort-Gono où j’avais  échoué  apparaissait ainsi  précaire capitale de la  Bragamance […]  Le directeur de la compagnie  Pordurière […] cherchait m’assura-t-on un employé débutant pour tenir une de ses  factoreries de la brousse… » (p. 126.VN).

Aussi, Céline après un autre séjour au Cameroun en 1925, où il fut selon Ducourneau (1973, p. 22), « médecin  épidémiologiste, pour la lutte contre la fièvre jaune  et la maladie du sommeil », il ira aux Etats-Unis en 1926 pour «… étudier la médecine du travail et les problèmes sociaux de l’ouvrier américain. Il passera plusieurs mois aux usines Ford  de Detroit… ».

Nous parlions tantôt de la transposition comme stratégie d’écriture à travers les raisons ou enjeux des voyages effectués par les auteurs ; cet autre déplacement de Céline aux Etats-Unis, dans le cadre du travail, dont parle Ducourneau, transparaît également dans VN à travers le parcours de Ferdinand Bardamu, qui, une fois en Amérique, traverse New York et son quartier Manhattan, pour Detroit, à la recherche du travail :  » Dès le lendemain j’ai pris le train  pour Detroit où m’assurait-on l’embouche était facile dans maints petits boulots  […] C’était ça Ford ? … C’est donc ici que je me suis dit… ce n’est pas excitant…C’était même  pire que tout le reste.  » (pp. 222-223 VN).

C’est sur ces quelques exemples que nous terminons l’analyse de l’esthétique du voyage dans VN de Céline et dans F-M de Gide pour aborder la deuxième partie de ce travail.

  • LES VALEURS SEMANTIQUES DU VOYAGE

La notion de voyage, de mobilité ou de mouvement est au centre d’une polémique. Certains y voient la perte des valeurs nationales, l’effondrement des sociétés, la destruction des structures sociales… d’autres par contre estiment que le voyage est très bénéfique parce qu’il est à la fois source de divertissement, d’évasion et facteur  d’échanges et de richesses. Il s’agit ici de dégager la prégnance de ces deux acceptions afin d’échapper à ce clivage.

  • Les inconvénients de la mobilité

Les désavantages de la mobilité sont à situer d’abord au niveau social et culturel.

 Le déplacement des personnes favorise la déstabilisation des hiérarchies sociales qui fragilisent les cultures et us et coutumes des peuples visités. Les nombreux voyages effectués en terre orientale au XIXe siècle on servi à dévaloriser l’archéologie de la société Juive, à déraciner son système de fonctionnement traditionnel. Le déplacement des explorateurs dans les contrées inconnues a créé la colonisation, la disparition des traditions de plusieurs sociétés. Le racisme, la xénophobie existe parce que des peuples, des personnes effectuent le voyage chez d’autres, et le mélange culturel crée l’acculturation ou la perte des cultures ancestrales et originales. C’est par le voyage des uns que des peuples ont été influencés, dominés et exploités. Certains continuent d’en souffrir pour avoir accueilli le voyageur qui se réclame aujourd’hui plus autochtone que l’indigène qui l’a reçu.

A l’ère du numérique et des médias, les « cinq types de mobilités différentes ou cinq différentes formes de voyage : les déplacements de personnes, le mouvement physique des objets, les voyages imaginaires (notamment au moyen de la télévision), les voyages virtuels (grâce à Internet), et les voyages communicatifs (en particulier les conversations téléphoniques). » dont Parle Urry (2005, p. 23) sont ceux-là même qui favorisent l’immigration et son cortège de désolation, de déracinement et de fuite de valeurs intellectuelles.

Au niveau psychologique, selon Bertrand Vergely (1993, p.197) « Qui dit mobilité, dit besoin maladif de changement, fuite en avant, désir inquiet et insatisfait relevant d’un manque pathologique » ; et citant Pascal, il affirme que « Tout le malheur de l’homme vient de ce qu’il est incapable de demeurer seul avec lui-même 24 heures dans sa chambre ».

La mobilité crée chez l’individu la psychose, la peur de son propre cadre de vie. Il est poussé par un désir d’évasion vers un  « ailleurs » vu comme un lieu paisible, par rapport à un « ici » qui étouffe, rend malade, invivable ou pauvre. Le désir de voyager transforme l’être et crée en lui – par rapport à son environnement – un malaise existentiel qui trouble son être et sa vie.

La mobilité est aussi source d’errance et de pérégrination. Selon Robert E. Parck (2004[1925], p.102) « la mobilité est incarnée dans la figure du Juif errant, doté de capacité d’abstraction et d’adaptation, mais qui n’a ni l’occasion ni le goût de cultiver cet attachement aux lieux et aux personnes ». Cette mobilité se caractérise par l’absence d’attache à un territoire et à une communauté. Cela entraine une rupture avec les attaches locales, une déterritorialisation d’avec les tissus sociaux. D’où « l’inconsistance identitaires » ou l’image de la « plasticité » du voyageur, selon les expressions d’Abbas (2012). Pour chevalier (1978 [1958]), «  la mobilité et le nomadisme, entendus comme absence d’attaches territoriales et sociales, s’avèrent source de danger » parce que selon Robert E. Park (2004 [1925]), une telle attitude est «  porteuse de risques sociaux puisqu’elle est associée à l’augmentation de la criminalité du fait d’un affranchissement du contrôle social traditionnellement existant dans la communauté ».

Les déplacements géographiques que l’on peut qualifier aussi de mouvements sociaux, d’ouverture sur le mode et d’intégration, entraînent biens de conséquences nuisibles sur la sécurité nationale et internationale, sur l’identité et la personnalité de l’individu. Aussi, la mobilité n’est plus vue comme synonyme ou symbole de liberté, mais bien souvent comme une contrainte. Certains sont obligés de se déplacer pour faire évoluer leur carrière. Le travailleur doit consentir partir à l’étranger pour accomplir une mission et le chômeur est obligé d’accepter un emploi situé à des kilomètres de son lieu de résidence. Le voyage est bien plus qu’une contrainte, c’est une  exigence pour les besoins de l’homme et de sa société.

C’est pourquoi, dans cet univers de mondialisation, d’interculturalité et d’interconnexion, où l’on observe une multiplicité de réseaux d’appartenance, il n’est plus possible de vivre dans l’immobilité, dans l’exclusion totale. La rencontre de l’inconnu, de l’étranger est indispensable.

  • Les avantages ou la nécessité de la mobilité

 

La mobilité est source de changement, de progrès, d’ouverture sur d’autres horizons, d’apprentissage et de connaissance. Le développement et la modernisation des moyens de transport ont facilités le voyage. Le monde étant désormais un « village planétaire », il y a nécessité de mouvement pour rendre possible les échanges, le commerce et les relations entre les peuples. Sans la mobilité de certaines personnes, des sociétés ou populations ne seraient pas sorties de l’obscurantisme et n’auraient pas atteint le niveau de progrès acquis aujourd’hui. L’ouverture sur d’autres mondes est une nécessité pour mieux apprendre et apporter son savoir-faire. « Qui dit mouvement dit création de richesse à travers la circulation des personnes et des biens et donc, civilisation » affirme Bertrand Vergely (1993, p. 197). Citant Lévi-Strauss (1993, p. 197), il soutient aussi qu’ «  une société fixe, froide, n’est pas une société calme mais une société morte ».

La mobilité est donc dépassement de fixité, d’immobilité, d’enracinement, d’exclusion et d’ancrage. Au regard de ce type d’aventure qui délivre de l’immobilisme, on donne raison à Stéphane Vincent-Geslin & Vincent Kaufmann (2012, p. 2), qui définissent la mobilité comme un « symbole d’ouverture vers l’autre et le monde, [opposé] à l’immobilité vue comme fixité, ancrage… ». Elle s’oppose à la notion du nationalisme, du sédentarisme, de casanière, de fermeture, de clôture et de repos. Pour le mobiliste tout doit être en mouvement ; de même que l’être humain est nécessaire au monde, son mouvement est indispensable et Bertrand (1993, p. 198), citant Carnot, à raison de dire que « sans ouverture sur l’hétérogénéité, tout système qui se clôt sur lui-même finit par se désorganiser ». La pensée de Freud, qu’il cite ici, est aussi que « Toute clôture sur soi dans le narcissisme de la conscience finit par aboutir à une pathologie ». Karl Marx abordant dans le même ordre d’idées, et toujours selon Bertrand (1993, p. 198), soutient que « Tout système de représentation tendant à se clore sur lui-même finit inévitablement par se transformer en idéologie ». Mais pour Gilles Deleuze, l’idée d’avoir envisagé « le mouvement comme multiplicité et non comme anti-repos » revient au physicien d’origine allemande Albert Einstein. En réalité le concept de mouvement est né depuis l’époque des philosophes Héraclite et Platon pour qui « Tout est mouvement dans la nature ».

Ces assertions sur la question de mobilité témoignent de sa nécessité et de ses avantages, à motiver plus d’uns à se mouvoir, à voyager car pour Céline (1973, p. 5) « Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination ». Franck Macé (2008, p. 18), pour sa part affirme que le voyage « … nourrit l’homme, l’équilibre, l’innerve et vivifie l’imagination ». Le voyage en ce sens, est source de bien-être et de bonheur. Céline, encore cité par Macé (2008, p. 18), a pu dire en ce propos que « Si on échoue, c’est qu’il nous a manqué quelque chose, délire, travail, repos, plaisir, sexe, épreuve ? Quelque chose. Voyage ? ». Le voyage apparait de ce fait comme un puissant levier de succès, de réalisation de l’homme. La mobilité nous met au défi avec les réalités sociales de l’univers. En plus de favoriser les relations interculturelles, le contact avec l’étranger, le voyage procure le plaisir, la relaxation, permet la découverte de l’inconnue. Le voyage est très bénéfique et ses bienfaits sont immenses ; il se trouve indispensable car selon toujours Bertrand (1993, p. 199), «  Si, en effet, le mouvement, n’a de sens que par rapport à l’être, l’inverse est vrai. L’être n’a de sens que par rapport au mouvement. ».

L’homme est de plus en plus en mouvement et les échanges de plus en plus interconnectés. Notre mobilité est une nécessité, que ce soit pour le travail, pour les loisirs, pour les vacances et biens d’autres besoins, la mobilité dans sa complexité touche tous les aspects de la société.

On dira à juste titre avec Henri Godard (2003, p. 47), que le voyage « recouvre une nouvelle vigueur, celle engendrée par une dimension métaphysique fondée sur une connaissance efficiente de l’être afin de percevoir au mieux le monde ». Autrement, « Sortir de son pays […] ce sera d’abord découvrir une vérité de soi-même et de l’homme en soi. Non pas seulement un œil neuf, le pouvoir de s’étonner, mais, un  bref moment, la vraie conscience de sa situation dans l’univers. ».

CONCLUSION

Les nouvelles écritures qui ont envahi le roman du XXe s touchent aussi la thématique du voyage. Elle s’est réalisée en fonction des idéologies et conventions littéraires de ce siècle.

Si les textes précédant cette époque – de plus près-, s’inscrivent dans une vision plus réaliste, c’est-à-dire la reproduction la plus fidèle possible de la réalité, le XXe siècle fait évoluer l’écriture du voyage en redéfinissant le genre avec de nouvelles stratégies scripturales. Annie-Claude et Jean-Pierre Damour, (1985, p. 48), soutiennent que l’écriture du voyage au XXe siècle « … rompt avec une certaine tradition du récit [des siècles passés] au cours desquels la contrée étrangère était vue comme un mythe à l’image de l’Italie pour Stendhal ou l’Orient pour Nerval et Flaubert… ». Pour Gérard Cogez (2004, p. 3), « La question de [l’écriture du voyage au XXe siècle] se pose avec une acuité particulière, pour des écrivains qui quittent l’Europe avec le sentiment de laisser derrière eux un continent singulièrement troublé ».

Ces allégations trouvent leurs sens et valeurs dans cette étude portée sur l’esthétique du voyage dans le roman du XXe siècle.  L’analyse a constitué tout spécialement en la mise en relation des voyages effectués par les auteurs et ceux que leurs personnages effectuent dans leurs parcours diégétiques, et ce, à travers les raisons ou enjeux de leurs déplacements, fondés sur le dilettantisme et le souci d’instruction ou de profession. Il ressort de ces techniques de mises en scène, la stratégie de la transposition, que nous considérons comme une forme autobiographique, vue la correspondance entre les actions de l’auteur et celles des personnages.

Aussi, le voyage entendu au sens de mobilité, de mouvement n’est plus qu’un simple déplacement, mais bien, un déracinement, une perte de valeurs sociales et culturelles liées à une exigence, une contrainte de départ, de recherche de profession ou de besoins vitaux. Le voyage, vu sur cet aspect s’oppose à son caractère de divertissement, de bienfaisance, de bien-être et de bonheur. Ce « Paradoxe de la mobilité, bouger, s’enraciner » dont parle Vincent Kaufmann (2008, 115 p.), trouve dans cette étude, toute sa valeur sémantique.

Le but du voyage a donc évolué au cours des siècles et sa notion est devenue très complexe depuis le XXe siècle. Son approche à l’époque de Gide et Céline est une innovation, une nouvelle esthétique de son écriture. Cette stratégie fait la spécificité et l’originalité de l’écriture du voyage dans le texte romanesque du XXe siècle.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie primaire :

CELINE Louis-Ferdinand, Céline Romans I, 1962, Voyage au bout de la nuit, Mort à Crédit, Paris, Gallimard, 1089 p.

GIDE André, 1925, Les Faux-monnayeurs, Paris, Gallimard, 384 p.

 

Bibliographie secondaire :

ANNIE-Claude et DAMOUR Jean-Pierre, 1985, Louis-F. Céline, « Voyage au bout de la nuit », Paris, PUF, p. 48. Cité par Franck Macé, in Métaphore du voyage, quête et subversion de la quête chez Louis-F. Céline, Université Paris Sorbonne, 2008. Consulté le 10 mars 2017.

DUCOURNEAU Jean A., 1962, Chronologie  L .F. Céline   in Céline Romans I Voyage au bout de la nuit, Mort à Crédit, Paris, Gallimard

GODARD Henri, 2003, Une grande génération, Paris, Gallimard, p. 47. Cité par Franck Macé, 2008, Métaphore du voyage, quête et subversion de la quête chez Louis-F. Céline, Université Paris Sorbonne.

COGEZ Gérard, 2004, Ecrivains voyageurs du XXe siècle, in Revue CRLV (Centre de Recherche sur la Littérature de Voyage).

KAUFMANN Vincent, 2008, Les paradoxes de la mobilité : bouger, s’enraciner, Lausanne, Presses polytechniques universitaires romandes, 118 p.

MACE Franck, 2008, Métaphore du voyage, quête et subversion de la quête chez Louis-F. Céline, Université Paris Sorbonne, sur www.memoire.online/

MARTIN Claude, 1911, André Gide ou la vocation du bonheur, t1, Paris, Fayard, 1998. / « L’homosexualité en littérature » : opinion de H. Bachelin, J. Cassou, F. Mauriac, A. Vollard, dans ‘’Les Marges ‘’, mars-avril 1926. Présentation et notice bibliographique de Patrick Cardon, www.salon-litteraire.linternaute.com. /

MOREAU Jean-Luc, 1994, Ecrire le Voyage, « Odyssées », Paris, Presse de la Sorbonne p. 39, colloque organisé par le centre inter-universitaire d’études hongroises le 21, 22, 23 janvier 1993.

NEHER Bernheim, 1998, « Jérusalem, trois millénaires d’histoire », 228 p. In Revue « Dédale », Maisonneuve-Larose, n° 3 et 4, 1996 : « Multiple Jérusalem ».

NERVAL de Gérard, par Nedjma Benachour, 2008, Synergies Algérie n° 3, pp. 201 – 209.

PARK Robert E. (2004 [1925]), « Proposition de recherche sur le comportement humain en milieu urbain », in L’Ecole de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Ed. Flammarion, pp. 13 – 83.

VINCENT-GESLIN Stéphane (2005), « Etre mobile pour (mieux) exister socialement ? Réflexion autour du couple déplacement/mobilité », dans Lords S., Negron-Poblete P. et J. Torres (dir.), Mobilité et inclusion, quelles relations ? Québec, Press de l’Université Laval.

VINCENT-GESLIN Stéphane et KAUFMANN Vincent, 2012, Mobilités sans racines. Plus loin, plus vite… Plus mobiles ? Paris, Editions Descartes et Cie.

URRY John, 2005, « Les systèmes de la mobilité », Cahiers internationaux de sociologie, n° 118, p. 23-35. Consulté le 18 mars 2017 sur : http://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de-sociologie-2005-1-page-23-35.htm.

[1] Pour toutes les références au corpus, nous utiliserons VN pour Voyage au bout de la nuit et F-M pour Les Faux-monnayeurs.

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