Numero 1 - "Pour une république africaine des lettres..."Publications

Réflexion sur les conditions d’une possible vérification scientifique d’un résultat en psychologie sociale : Olivier Zemba

REFLEXION SUR LES CONDITIONS D’UNE POSSIBLE VERIFICATION SCIENTIFIQUE D’UN RESULTAT EN PSYCHOLOGIE SOCIALE

Olivier Zemba
Université de Ouagadougou, Burkina Faso

RESUME 

La vérification d’un résultat scientifique pose d’énormes problèmes dans sa pratique, en particulier en Psychologie Sociale où les paramètres techniques, temporels, financiers et sociaux sont changeants. En nous appuyant sur le cas de l’influence minoritaire, on évoquera plutôt l’idée d’une certaine continuité de pratique des expériences plutôt que d'une vérification d'un résultat obtenu antérieurement. Elle conduit également à expliciter les multiples mutations sociales et techniques survenues entre deux expériences. Ainsi, sa pratique expérimentale devient possible par sa capacité d'adaptation aux changements de contexte social.

Mots clés : Vérification – résultat scientifique – pratique – expérience – psychologie sociale.

ABSTRACT:

The verification of a scientific result poses enormous problems in its practice, especially in Social Psychology where the technical, temporal, financial and social parameters are changing. Based on the case of minority influence, the idea of a certain continuity in the practice of experiments rather than a verification of a result obtained previously is evoked. It also explains the many social and technical changes that have occurred between two experiments. Thus, its experimental practice becomes possible by its capacity to adapt to changes in social context.

Keywords: Verification – scientific outcome – practice – experience – social psychology.

 INTRODUCTION

La psychologie sociale, à l’instar des autres disciplines des sciences sociales humaines, connaît, à l’heure actuelle, un certain nombre de publications portant sur le phénomène de la vérification. Et un des aspects les plus importants de ce renouvellement concerne la reproduction des résultats expérimentaux. S’orienter vers une possibilité de la vérification devient l’une des caractéristiques d'une nouvelle recherche qui dépend des cultures et des techniques, et surtout du degré de maîtrise des situations fluctuantes.

Le besoin de connaître les résultats, de les vérifier peut aussi expliquer certains intérêts suscités par une telle entreprise. Ce besoin de la pratique nous permettra de saisir d’autres raisons du changement social qui s’apparente à celui des hommes, avec la possibilité de rendre compte les données historiques. La problématique est telle que nous avons bien consacré notre présent article à la réflexion sur les conditions d’une possible vérification d’un résultat obtenu en psychologie sociale. C’est une démarche qui nous paraît nécessaire pour nous interroger sur l’état scientifique actuel d’un résultat obtenu, sur ses problèmes nouveaux d’ordre divers portant sur la possibilité d’une vérification de ses propres résultats. Cela paraît nécessaire de comprendre la psychologie sociale avec l’idée de la réplication, c’est-à-dire trouver un mode autre de vérification qui prend en compte son contenu historique.

Dans un premier temps, notre réflexion va s’articuler autour de l’apparition des phénomènes nouveaux nés des exigences autorisant une répétition possible d’une expérience donnée.

Pour les relativistes, le recours aux seuls déterminants sociaux suffit pour justifier le caractère scientifique d'un résultat expérimental. Mais une telle conviction à l’heure actuelle est insuffisante pour la validation d'un résultat expérimental. Cette hypothèse est fondée sur l’idée que la vérification à l'identique paraît impossible. Ce qui nous a conduit à postuler que toute tentative de vérification d'un résultat expérimental donne lieu à une nouvelle expérience, impliquant à la fois une pratique et une interprétation nouvelles.

Dans un deuxième temps, l’article tentera de saisir les raisons de la vérification d’un résultat pour la Psychologie Sociale, en prenant comme exemple l’influence minoritaire. En effet, les raisons qui poussent la psychologie sociale à reproduire ses propres résultats nous semblent provenir, entre autres, du besoin de leur généralisation hors du laboratoire. Avec le sentiment qu’elle apparaît comme une manière de justifier les résultats passés et d’explorer d’autres domaines, surtout celui du changement capable d’obtenir des résultats nouveaux et/ou une modification des anciens résultats.

Cependant, la diversité changeante des situations expérimentales, supplantée par la complexité des liens entre la théorie et la pratique, ne permettent pas à la méthode expérimentale de répondre à ces nouvelles objections par le phénomène de la vérification.

En effet, l'évolution culturelle – et son corollaire de mutations technologiques – a développé des idéologies du progrès qui n'ont pas épargné le champ de la psychologie sociale, illustrant du même coup le souci des psychologues expérimentaux de la prédominance du futur. C'est ainsi que les limites intrinsèques au développement de la psychologie sociale sont pour nous des motivations à rechercher d'autres modes d’universalisation et de reconnaissance des résultats expérimentaux par la communauté scientifique. D'où le terme « phénomène » que nous emploierons ici pour parler de la vérification.

 

1 – LES RAISONS SCIENTIFIQUES DU PHÉNOMÈNE DE LA VÉRIFICATION

Comment et dans quelle condition les expériences en Psychologie Sociale peuvent être vérifiées?

En science, tout résultat expérimental est censé pouvoir être vérifié, en particulier par le phénomène de la réplication. Et inversement, le fait qu'un résultat puisse être répliqué constitue un argument décisif en faveur du caractère scientifique de ce résultat, puisque cela montre qu'il a été obtenu dans des conditions jugées satisfaisantes. Le phénomène de la vérification des résultats en psychologie sociale impose au chercheur une démarche spécifique répondant aux trois exigences, à savoir : la recherche d'un cadre idéal favorisant une possible vérification d'un résultat; l'usage d'une méthode pertinente et une analyse concluante justifiant l'utilisation de cette méthode par rapport à une autre.

Notre réflexion s'articulera donc autour de ces trois exigences. Chacune d'elles nous impose le recours à une méthodologie bien précise.

 

Afin de répondre à la première exigence, nous avons choisi comme domaine d'étude l'influence minoritaire de Moscovici. Les expériences qui ont été réalisées sur ce thème nous permettent de déterminer dans quelles conditions il est possible de vérifier des recherches déjà réalisées. Il faut en effet tenir compte du fait que celles-ci ont été vérifiées dans un univers clos (chaque laboratoire fonctionnant avec ses critères spécifiques), et avec des méthodes très variables (en raison de l'évolution technique). Ainsi le cadre théorique de notre étude est-il le laboratoire de psychologie sociale.

Pour répondre à la seconde exigence, il nous faudra trouver un certain nombre de méthodes pertinentes (anciennes ou nouvelles) susceptibles de permettre le phénomène de la vérification des recherches portant sur l'influence minoritaire. Cette démarche nous semble difficile en raison, d'une part des nombreux obstacles qui s'opposent à la pratique systématique de la vérification, et d'autre part à la remise en cause directe des résultats et interprétations de certaines expériences déjà réalisées.

Pour répondre à la troisième et dernière exigence, nous analyserons la manière dont il est fait usage de ces méthodes visant à vérifier les expériences relatives à l'influence minoritaire. Cette étape permettra de déterminer à quel moment les chercheurs entreprennent leurs travaux. Nous souhaitons découvrir les objectifs et la finalité de toutes les recherches qui ont pu être menées à leur terme, ainsi que les raisons pouvant expliquer l'abandon ou la non publication d'un certain nombre de résultats. Les expériences portant sur l'influence minoritaire peuvent être vérifiées si les chercheurs sont en mesure de résoudre les nouveaux problèmes qu'ils rencontrent au sujet de la validité des connaissances scientifiques, et donc de la confiance qu'on peut leur accorder. Une telle entreprise demeure possible si les utilisateurs de ces méthodes arrivent à convaincre la communauté scientifique de la fiabilité des résultats obtenus.

Ainsi, deux points de vue sont observables chez les partisans de la vérification. Pour les uns, elle se présente comme une réponse, une tendance qui consiste à considérer les résultats obtenus en psychologie sociale comme « non scientifiques ». Dans ce cas, le chercheur vérifie parce qu'il ne croit pas aux résultats expérimentaux obtenus. Nous parlerons ici d'une vérification d'origine négative.

Pour d'autres auteurs, on vérifie dans le but d’enrichir les résultats déjà obtenus. Cette vérification a une origine positive, car elle constitue une confirmation, considérée comme un atout scientifique, un enrichissement de ceux-ci pouvant donner lieu à une nouvelle dimension de la pratique face à des objections futures.

Ce qui nous amène à établir une distinction entre deux notions clés de notre recherche : phénomène de la vérification et reproduction, même si pratiquement et matériellement, il n’existe pas de différence entre elles : la reproduction se veut être une reprise d’une expérience dans un autre but, alors que le phénomène de la vérification est le terme utilisé pour désigner une expérience qui est faite pour porter un jugement sur la première.

En ce qui concerne notre travail, nous nous intéressons à la vérification, en tentant d’explorer la dynamique actuelle de l’expérience déterminante de l'influence minoritaire de Moscovici, surtout tenter de connaître la spécificité de la psychologie sociale en matière de vérification. Nous voulons par la circonstance démontrer l’hypothèse selon laquelle la pratique de vérification rencontre d'importantes difficultés concrètes quant à sa réalisation d’une part et d’autre part, nous faire réfléchir d’autres modes de vérification qui ne soient pas nécessairement des pratiques.

C’est peut-être là l’idée nouvelle que nous essayons d’élaborer à côté de celle de la pratique systématique de la vérification.

Il est important de souligner ici que l’intérêt de répéter à l'identique cette expérience et pas d’autres ne réside  pas en une remise en cause de la théorie de l'influence minoritaire proposée par Moscovici, ni en celle de son interprétation, ni à la conclusion que sa situation expérimentale était défectueuse.

Cette remarque paraît essentielle dans notre travail. Elle se veut être une recherche pour enrichir ce paradigme récent, issu d’une problématique théorique et où les changements sociaux et les crises actuelles peuvent trouver des explications pertinentes et nous aider par conséquent à la recherche des solutions.

Par la dynamique sociale dont elle est capable, l’influence minoritaire qui posait un problème, celui de la compréhension du changement social, s’efforcera de définir et de mettre en place des mécanismes dynamiques quant à sa vérification possible. Nous serons amenés à dire dans quelle mesure il est possible de généraliser une telle expérience qui fait appel à un savoir-faire individuel que l'expérimentateur lui-même ne sait pas toujours expliciter. C’est aussi admettre que la vérification suggère une nouvelle orientation et un nouveau protocole expérimental, le plus souvent caractérisé par un changement de variables et un savoir-faire différent.

Bien que la théorie de l'influence minoritaire n'ait pas subi de modification majeure, elle n'en demeure pas moins confrontée à la variation des situations expérimentales. Cette réalité d’aujourd’hui met en évidence les nombreuses difficultés quant même à l’élaboration des dispositifs expérimentaux. Nous devons rendre compte de ces nombreux changements (temporel/historique), ces décalages des résultats dans le temps d’une part et d’autre part l’implication du savoir-faire individuel des chercheurs constituent de bons motifs d'envisager d'autres modalités de vérification d'un résultat expérimental. C’est une idée qui traduit la nécessité pour l'expérimentateur d'interpréter l'existence de résultats différents en fonction de différentes époques. Cela nous conduit à supposer qu'il peut y avoir autant d'expériences que de pratiques, et autant d'interprétations que de résultats.

 

2- LES RAISONS ÉVOQUÉES POUR L’ENTREPRISE DU PHÉNOMÈNE DE LA VÉRIFICATION D’UN RÉSULTAT EN PSYCHOLOGIE SOCIALE : LE CAS DE L’INFLUENCE MINORITAIRE

Alex Muchielli, dans sa proposition de redéfinir la psychologie sociale en tant que « science étudiant les processus en œuvre dans la construction interactionnelle et les utilisations sociales des référents normatifs collectifs », nous indique la position centrale qu'occupe la notion d'influence au sein de la psychologie sociale.

Cette notion présente deux facettes qu'il nous paraît essentiel de distinguer :

– Un versant conformiste, qui fournit l'occasion à la psychologie sociale d'expliquer les mécanismes des diverses formes d'influence nées de la culture humaine ;

– Un versant dynamique qui permet à la psychologie sociale d'étudier comment l'homme est le principal acteur de plusieurs sources d'influence, et donc capable d'innovations.

La notion d'influence constitue un domaine de recherches donnant lieu à de nombreuses découvertes scientifiques tant aux USA qu'en Europe, en particulier en France. Dans ce pays, elle présente une certaine cohésion, qui a cependant été longtemps minée non seulement par des tensions théoriques et pratiques, mais également par des rivalités entre divers courants de recherches ou formations sociales.

L'influence minoritaire comme courant de recherche préconisé par Moscovici revêt un intérêt particulier dans la mesure où elle a été l'objet de nombreuses recherches réalisées en France, dont beaucoup ont été reprises par des chercheurs américains. Ces études présentent un grand intérêt en raison du nombre considérable de situations d'influence que les chercheurs ont pu créer.

Moscovici est parti de la réflexion a priori suivante : l'influence d'une majorité sur une minorité ne suffit pas à expliquer l'ensemble des processus d'influence. Il doit également y avoir de l'influence minoritaire, sinon on ne peut pas expliquer comment des changements sociaux peuvent avoir lieu. L'origine de ses travaux ne réside donc pas dans un changement théorique, mais dans le constat d'un problème à résoudre.

Ayant clairement posé ce problème, Moscovici constate alors que les théories existantes ne permettent pas d'expliquer l'influence minoritaire. Il cherche donc à réaliser une expérience permettant de mettre en évidence l'influence minoritaire, et élabore une réflexion théorique. Nous croyons cependant qu'il a d'abord réalisé ses expériences, avant même d'avoir une véritable théorie de l'influence minoritaire.

Ses travaux ont ensuite ouvert la voie à d'autres chercheurs qui ont procédé à la vérification de l'expérience et à l'établissement de lois en vue de l'acceptation par la communauté scientifique. Il y a eu une volonté manifeste des chercheurs de vérifier les découvertes sur l'influence minoritaire.

Le choix de l'influence minoritaire répond également à deux soucis majeurs. Il s'agit d'abord pour nous de réfléchir à la possibilité actuelle d'une réplication de la toute première expérience de Moscovici sur l'influence minoritaire. Cette démarche nous permet de mettre en relief les pratiques nouvelles auxquelles l'on a recours (les réalités contemporaines d'un laboratoire de psychologie sociale) pour vérifier les recherches scientifiques malgré les différences dans les modes d'approche en psychologie sociale. Nous voudrions donc, à travers le cas de l'influence minoritaire, apporter notre contribution à l'usage du phénomène de la vérification comme pratique répondant aux exigences de la recherche scientifique.

Nous savons que les psychologues sociaux se sont longtemps intéressés à l'influence du groupe sur les pensées et les comportements des individus. Mais Moscovici estimait que cette approche était partielle, car elle ne permettait pas d'expliquer les changements pouvant survenir dans un groupe, et qui peuvent concerner les perceptions, les jugements et les opinions, ou encore les relations entre les membres. C'est à partir de ce constat qu'il s'est posé un certain nombre de questions sur le phénomène d'influence minoritaire. Celui-ci est ensuite devenu le thème central d'une psychologie sociale qui essaie de comprendre la formation et la modification des attitudes individuelles, mais aussi collectives, sous l'influence d'une minorité dite active. Selon Moscovici, un individu ou un sous-groupe peut se conformer sous la pression d'une majorité mais également sous l'influence d'une minorité active. C'est ainsi qu'il s'interroge d'abord sur le processus de conformité. Ce processus conduit l’individu à modifier ses attitudes et/ou son comportement pour adopter ceux d'une minorité active en vue d'agir efficacement, même si cela doit l'amener à être en désaccord avec la majorité. Moscovici estime que ce processus résulte d'un conflit cognitif, et non d'une démarche fonctionnaliste. En d'autres termes, le processus d'influence n'a pas pour but explicite de ramener les individus à un même modèle préalable, ni de stabiliser les relations et les échanges entre ces derniers, mais permet simplement de réduire les divergences entre les individus, ce qui conduit finalement la minorité à imposer à tous une vision uniforme, en écartant toute opinion ou comportement déviant.

Soulignons une particularité essentielle de l'influence minoritaire. On considère habituellement qu'il n'existe pas de groupe organisé sans influence sociale, et que toute organisation humaine dispose de règles et de conventions bien définies, de normes et de sanctions garantissant la survie et l'harmonie. Or, bien que tous ces éléments soient absents dans les expériences de Moscovici, on constate cependant une influence minoritaire.

En revanche, les pressions vers l'uniformité ne garantissent pas toujours l'efficacité du groupe, comme le montrent si bien les expériences de Hoffman sur la résolution d'un problème complexe au sein d'un groupe. La conformité est nécessaire dans des circonstances bien particulières, mais pas suffisante puisque la non-conformité peut favoriser une meilleure efficacité d'un groupe. Ceci constitue une des raisons majeures qui ont amené Moscovici à refuser toute justification fonctionnelle de l'influence minoritaire. L'influence minoritaire élimine d'office tout pouvoir explicite. Dans aucune des expériences réalisées sur ce thème ne se manifeste un effort explicite pour faire changer d'avis les autres sujets, qui sont en fait des compères.

Pour la psychologie sociale, l'influence joue un double rôle : elle exerce un véritable contrôle social -c'est l'action de l'influence majoritaire-, mais elle agit surtout comme facteur de changement social -c'est l'action de l'influence minoritaire-. Elle favorise une plus forte intégration de l'individu à une situation sociale bien précise, comme l'ont souligné Moscovici et Doms : « L'adaptation des individus et des groupes à un milieu donné ne doit plus être envisagée comme l'unique fonction du comportement individuel et social : elle n'est que la contrepartie de l'adaptation du milieu aux individus et aux groupes. De même, l'influence sociale n'a pas pour unique fonction de réduire les différences entre les individus, de leur imposer une vision uniforme de la réalité et d'éliminer les déviants. Elle s'exerce aussi pour modifier le milieu ou l'organisation et permet à un groupe de poursuivre ses buts ou de se transformer en faisant appel aux ressources de tous ses membres, déviants compris ».

 

L'influence sociale est donc perçue comme un processus symétrique. Ce qui nous amène  à distinguer d'un côté l'émetteur potentiel, celui qui détient le pouvoir, et de l'autre côté le récepteur, celui qui subit les phénomènes d'influence. Dans les travaux sur l'influence minoritaire, cet émetteur est une minorité, c'est-à-dire un petit groupe d'individus partageant les mêmes valeurs, opinions et comportements ; tandis que le récepteur représente une majorité ayant des opinions et des comportements opposés à ceux de la minorité. La minorité existe parce qu'elle est en désaccord avec la norme prônée par la majorité. Une de ses principales caractéristiques est précisément de vouloir modifier la norme majoritaire, une idée soutenue par Moscovici et Doms : « C'est justement dans le processus d'acquérir de la visibilité et de la reconnaissance sociale que l'on peut correctement évaluer (Moscovici, 1979) le droit de la minorité à agir et à provoquer des changements dans son milieu matériel et social, tout comme sa capacité à amener autrui à partager son point de vue ».

Chaque phénomène d'influence correspondrait à un type particulier de négociation, dans la mesure où chaque individu s'engage dans un processus de négociation tacite où il essaiera de rétablir le consensus social avec un minimum de concessions possibles. Emetteur et récepteur d'influence sont tous deux soucieux du danger que peut entraîner une rupture, d'où l'idée d'entamer des négociations pour aboutir à des concessions de part et d'autre. Dans cette recherche de résolution du conflit qui oppose la minorité du groupe à la majorité, l'attitude de la minorité active donne naissance à un processus d'innovation. Le conflit cognitif produit un échange fructueux d'informations, qui peut être à l'origine d'un échange d'influences. Cet échange d'informations s'avère possible si toutefois la minorité adopte un comportement consistant, qui soit manifeste aux yeux de la majorité, ce qui permet à la minorité d'inciter la majorité à réduire les divergences et à s'aligner sur sa proposition. Moscovici, Nemeth, Ricateau s'accordent à dire qu'une minorité peut être une source effective d'influence à condition de présenter clairement son point de vue et de faire preuve d'un style comportemental consistant. Cette consistance, qu'elle soit interne c'est-à-dire intra-individuelle, ou sociale c'est-à-dire interindividuelle, est un facteur essentiel dans l'acquisition et l'organisation de l'information relative au milieu matériel ou social.

Pour Kelley, Moscovici et Doms, la consistance intra-individuelle et interindividuelle est le principal facteur, l'incitateur déterminant qui stimule la majorité à s'engager derrière la minorité. Cette majorité, en adoptant la proposition de la minorité active, valide la norme de celle-ci ; elle abandonne ses valeurs au profit de celles de la minorité active.

Il faut cependant souligner que cela n'est pas toujours le cas, par exemple lorsque, en raison du désaccord, les membres minoritaires du groupe sont contraints d'adopter la norme majoritaire, sous peine d'exclusion. Si le groupe bénéficie du soutien de la majorité, celle-ci accroît sa résistance au changement, ce qui diminue par la même occasion l'influence qu'exerce la minorité sur ce groupe. Allen (1975), en reprenant le paradigme classique d'Asch, montre qu'une minorité, même consistante, peut ne pas avoir d'influence sur les membres de la majorité, si ceux-ci savent que d'autres membres de la majorité resteront fidèles à la norme du groupe. Ce soutien social joue un rôle identique auprès des membres d'une minorité ou d'une majorité : il accroît la résistance à l'influence de la source.

Soulignons enfin que la minorité exerce son influence d'une manière très différente que ne le fait la majorité. Alors que l'impact de cette dernière se limite à la seule période de présence du sujet dans l'expérience, l'influence de la minorité se fait sentir plus profondément et à plus long terme, ce qui est précisément à l'origine des innovations sociales, selon Moscovici.

De manière générale, l'influence minoritaire constitue pour la psychologie sociale un domaine de recherches multiples et complexes, qui présente une certaine cohésion, mais qui suscite également des tensions théoriques et pratiques, ainsi que des rivalités entre courants de recherche.

L'influence est un thème étudié depuis longtemps par la psychologie sociale, mais ce nouveau paradigme de l'influence minoritaire a suscité un intérêt particulier au cours de ces 30 dernières années grâce aux nombreux travaux de chercheurs européens et américains. La réflexion sur ce nouveau paradigme a été possible grâce aux expériences réalisées auparavant sur le phénomène de conformité à la pression de la majorité. Des auteurs comme Asch (1951 ; 1956 ; 1961), Allen (1965 ; 1975) ou Crutchfield (1955), ont démontré l'impact puissant du groupe sur l'individu. De même, Festinger (1950) a décrit l'influence comme une pression exercée par le groupe lorsqu'il s'efforce d'imposer l'uniformité d'opinion à un individu déviant. Toutes ces expériences ont permis de comprendre le mécanisme de l'influence d'une majorité et d'entamer de nouvelles recherches sur cette dernière.

L'un des auteurs les plus féconds relativement à l'étude de l'influence minoritaire est Moscovici, qui a créé de nombreuses situations expérimentales faisant appel à des sources d'influence minoritaire originales.

Pour illustrer les premières expériences sur ce thème, nous avons besoin d'un certain nombre de critères. Ceux-ci permettent de spécifier les conditions nécessaires pour que cette influence minoritaire s’exerce : la conviction de la minorité qu'elle dispose d'une norme cohérente pouvant se substituer à la norme de la majorité, sa volonté de s'engager et de se faire reconnaître en faisant preuve d'un comportement consistant. Cette minorité doit manifester un désaccord explicite avec la norme dominante, tout en s'engageant parallèlement dans un processus de négociation tacite en vue d'aboutir à un consensus social. D'autres données retiennent également notre attention, car elles jouent un grand rôle dans la genèse de la théorie de l'influence minoritaire. Il s'agit de règles et de valeurs, que Moscovici a appelées « normes », et qui sont au nombre de trois : les normes objectives, les normes de préférence et les normes d'originalité. On note également que pour cerner et expliquer l'influence minoritaire, on fait appel à une théorie de la consistance.

On peut dire que la démonstration du phénomène de l'influence minoritaire provient de deux sources. Il y a tout d'abord le constat, par Moscovici, que le changement social vient toujours de la minorité, ce qui était particulièrement vrai de l'influence des minorités politiques dans les années soixante. Dès lors, observant qu'il n'existe aucune théorie capable de rendre compte de tout cela, Moscovici réalise des expériences en collaboration avec d'autres chercheurs et donne naissance à ce nouveau paradigme de l'influence minoritaire.

Nous avons choisi de retenir l'expérience réalisée en 1969 par Moscovici et ses collaborateurs, qui ont essayé de montrer l'existence d'une influence personnelle dans des situations de conflit cognitif. Elle apparaît la plus pertinente dans la mesure où elle permet de déterminer le processus d'influence. Cette influence vient de la consistance avec laquelle les membres défendent individuellement leur position plutôt que leur appartenance à une minorité ou une majorité. Ces chercheurs ont utilisé le paradigme de Hammond (1965), en organisant des confrontations entre personnes qui avaient reçu une information différente sur une décision politique consistant à évaluer le niveau des institutions démocratiques dans une nation selon deux critères : a) la plus ou moins grande liberté des élections, et b) l'importance du contrôle de l'Etat. Pour mieux évaluer l'impact de l'influence selon le degré de consistance et la position des sujets dans la majorité ou la minorité, Moscovici et coll. ont envisagé des minorités composées de trois sujets, deux sujets consistants et le troisième moins consistant, soit deux sujets moins consistants associés à un troisième plus consistant. Les sujets, formés pour accorder une importance au premier critère grâce à l'information liée de façon linéaire au critère, arrivent à des décisions basées sur un rapport direct entre l'information et le jugement. Ceux qui sont formés pour légitimer le second critère grâce à l'information liée au critère de façon curviligne, arrivent à des décisions par l'intermédiaire d'un principe plus complexe impliquant un rapport curviligne entre l'information et le jugement.

Ce modèle de réponse est caractérisé par une inconsistance interne. Il ressort de cette expérience que dans le premier cas, une forte majorité consistante s'oppose à une minorité inconsistante, et dans le second, c'est une majorité inconsistante qui affronte une minorité consistante. Les résultats de cette expérience montrent que les sujets non consistants s'écartent plus de leur formation et adoptent plus l'autre critère (consistant) que l'inverse, et que les sujets consistants se fient à leur critère initial. Les sujets consistants ont plus d'influence que les sujets non consistants, ce qui signifie que le style cognitif a plus d'effet que le nombre.

Une autre expérience de Moscovici et coll. (1974) nous décrit comment une minorité arrive à influencer une majorité en démontrant la consistance de son comportement. Dans cette expérience, le groupe, composé de six personnes dont deux compères et quatre personnes naïves, a pour tâche de juger la couleur et l'intensité lumineuse d'une série de diapositives. Chaque sujet est préalablement soumis à un test de daltonisme afin de détecter toute éventuelle anomalie visuelle. Chaque participant doit nommer à haute voix la couleur (bleue) de la diapositive présentée.

Elle nous paraît non seulement déterminante dans le processus même de l'influence minoritaire, mais elle nous servira également de cadre expérimental dans la perspective de réfléchir à la possibilité de vérifier des résultats expérimentaux.

De manière générale, ces résultats attestent bien que, pour être influente, la minorité doit être consistante. Cette expérience a été reprise par Nemeth et coll. (1974) en ajoutant deux conditions supplémentaires : dans un cas, les deux compères déclarent que la diapositive a une couleur bleue-verte, et dans l'autre, ils fournissent une réponse qui varie en fonction de l'intensité lumineuse des stimuli.

D’autres expériences de Nemeth et Wachtler (1974) ont permis de cerner un certain nombre de facteurs pouvant affecter l'influence exercée par une minorité.

Nemeth et coll. ont mené une autre étude en 1977 qui met en évidence plusieurs effets intéressants qui sont en rapport direct avec la taille de la minorité. Ainsi, ils ont montré que l'augmentation de la compétence de la minorité entraînait un accroissement de son influence, mais aussi une baisse de confiance. Ils considèrent donc que la combinaison de ces deux facteurs s'impose si l'on veut obtenir une plus forte influence de la minorité. Des expériences comme celles de Ricateau (1971) font également partie des recherches importantes, notamment parce qu'elles ont montré qu'une minorité est plus influente lorsqu'elle est perçue à travers un nombre de dimensions plus élevé.

De nombreuses autres expériences ont été menées, dans des situations différentes. La plupart ont confirmé l'existence de ce processus d'influence des minorités dans des conditions bien particulières. Mais d'autres recherches aboutissent à l'absence d'influence de la minorité, voire au rejet de cette dernière. C'est ce que nous appelons les contre-expériences de l'influence minoritaire.

 

CONCLUSION

Si la réflexion sur la répétition à l'identique nous a permis de nuancer notre hypothèse de travail, en examinant les différentes tentatives de vérifier un résultat, il n'en  demeure pas moins que cette démarche soulève par ailleurs des problèmes supplémentaires. En effet, nous nous demandons actuellement si l'on peut encore parler de vérification de résultats par réplication, en psychologie sociale.

Face à cette situation, qui ne paraît pas pouvoir être résolue d'une manière vraiment satisfaisante, nous sommes tentés de parler d'une continuité de pratique des expériences plutôt que d'une vérification d'un résultat obtenu antérieurement. En effet, la validité d'un résultat expérimental ne résulte ni du nombre de vérifications réalisées, ni du fait que l'on obtient un résultat à peu près semblable à celui de l'expérience initiale, la différence pouvant être attribuée à différents paramètres temporels. Or, ceci montre que, malgré l'apport considérable de matériel expérimental, la vérification ne se déroule pas comme elle le devrait, ce qui met en cause sa validité.

En fin de compte, le principal intérêt de la vérification réside, selon nous, dans le fait qu'en faisant apparaître un écart d'avec les résultats antérieurement obtenus, elle conduit à tenter d'expliciter les multiples mutations sociales et techniques qui sont survenues entre les deux expériences.

Notre travail pose surtout le problème de l'impossibilité de reproduire exactement les conditions de l'expérience initiale, et par voie de conséquence la tendance à vouloir réduire le protocole expérimental afin de le respecter. Ce qui se solde généralement par la non réplication du résultat dans certaines situations sociales. Cela nous fait penser que la non réplication d'un résultat expérimental de psychologie sociale ne constitue pas une raison suffisante pour discréditer les résultats dans leur ensemble et rejeter ainsi les conditions expérimentales.

Nous nous sommes demandé pourquoi nous nous sommes livré à cet exercice qui consiste à vouloir vérifier un résultat expérimental dont l'issue semble être incertaine, ou qui nous ramène à ce qui est déjà connu. Notre réponse est que la psychologie sociale, qui se veut scientifique, doit conceptualiser sa pratique expérimentale en tenant compte de la nécessité et de la possibilité d'adaptation aux changements de contexte social. Dans cette optique, les problèmes que pose la réplication devraient inciter le chercheur à éviter de s'aventurer dans l'impasse du psychologisme à répétition indéfinie.

 

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3 Hoffman dénonce, par ses expériences, les pressions vers l'uniformité comme des facteurs nuisibles à l'efficacité du groupe. En effet, le manque de discussion conduit à une certaine incapacité de trouver une solution de rechange. Pour lui, la vérité n'est pas toujours le fait de la majorité ; il est donc normal de constater parfois des échecs dans les relations, d'où l'utilité de solutions négociées.

4 S. Moscovici et coll., (1979). op. cit., p. 54.

Ricateau (1971) amène, dans une de ses expériences, les sujets à se juger et à juger les autres à l'aide de catégories. Son objectif est d'arriver à modifier l'aptitude de la minorité et à influencer la majorité. Ses résultats confirment l'hypothèse selon laquelle il y a une minorité influente, en rapport direct avec le nombre de catégories, bien que les sujets aient perçu individuellement la distinction du niveau de la source ainsi qu'un jugement différent.

Kelley (1967) a permis aux sujets expérimentaux de déduire du comportement d'un individu les causes qui motivent ce dernier.

Allen (1975) a montré l'accroissement du soutien social lorsqu'un individu tente de résister à la pression majoritaire dans le but de sauvegarder une certaine indépendance face à l'influence à laquelle il est soumis.

Asch (1956) a été le premier à démontrer le phénomène de la conformité, par ses travaux sur la perception visuelle. Au départ, il voulait cerner l'indépendance de jugement d'un individu face aux pressions sociales, mais ses résultats ont révéler qu'un individu, même rationnel, reste sous l'emprise d'une influence du groupe, même si les membres de ce groupe se trompent.

Crutchfield (1955), en comparant la conformité chez les militaires et chez les hommes d'affaires, conclut que les conformistes éprouvent plus que les autres un complexe d'infériorité, ce qui se traduit par un certain manque d'initiative et de responsabilité. Ils sont moins intelligents et peu perspicaces.

Festinger (1950), auteur de la théorie de la dissonance cognitive, a montré qu'un individu, en situation de dissonance cognitive ne dispose que de peu d'options : -soit il est contraint d'adopter un comportement en contradiction avec ses propres attitudes, soit il tente d'intégrer des éléments extérieurs considérés comme protecteurs, soit encore il sélectionne des informations lui permettant de changer de comportement face à la nouvelle situation.

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