Numero special 1 - "Jeunes chercheurs"

Narrativité et quête de soi dans la secte des égoïstes d’eric-emmanuel schmitt : Honoré Yoro GBAKA

NARRATIVITE ET QUETE DE SOI DANS LA SECTE DES EGOÏSTES D’ERIC-EMMANUEL SCHMITT

 

Honoré Yoro GBAKA
Université Félix Houphouët Boigny

 

Résumé : ce travail a pour but de mettre en lumière la complexité narratologique du récit et la signification qui peut en découler. Dans La Secte des égoistes d’Eric-Emmanuel Schmitt, tout est brouillage et le personnage narrateur doit par un jeu de pistes atteindre un objectif qui n’est autre que lui-même. Cette découverte de soi, enquête quasi-policière, renvoie à une écriture de soi « cryptée » et inconsciente qu’il convient de démêler.

Mots-clefs : personnage narrateur, narratologique, jeu de pistes, brouillage, narrativité.

Abstract: The purpose of this work is to highlight the complexity of the narrative and the significance that can result from it. In Eric-Emmanuel Schmitt’s La Secte des égoistes, everything is blur and the narrator must, through a set of tracks, reach a goal that is none other than himself. This self-discovery, quasi-police investigation, refers to an « encrypted » and unconscious self-writing that should be disentangled.

Keywords: character narrator, narratological, play of tracks, jamming, narrativity.

 

INTRODUCTION

 

L’élaboration de tout énoncé narratif reste une indispensable réflexion sur le tryptique définissant le récit : le discours, l’événement, l’acte de raconter. La réalité narrative qui naît d’une telle fabrique affiche nécessairement les implications techniques choisies par l’auteur. A la recherche d’un résultat particulier, cette poétique narratologique a souvent tendance à mettre en relief un élément du tryptique plutôt qu’un autre ; T. Todorov (1967, p. 49) le confirme par ce mot : « Toute œuvre, tout roman raconte à travers la trame événementielle, l’histoire de sa propre création, sa propre histoire. »

Dans La Secte des Egoïstes, l’écrivain franco-belge Eric-Emmanuel Schmitt prend le parti d’une narration « tonique », qui dépasse le simple procédé de l’acte racontant pour devenir un motif signifiant. Les mécanismes internes du récit schmittien semblent, en l’occurrence, un entrelacs narratif qui brouille la forme du texte et dévoile incidemment le fond.  La fameuse formule de Victor Hugo sur le style, rappelle clairement l’opérativité de la forme : « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface[1] ».

La narrativité contenue dans cette œuvre sert de « sonde[2] » dont l’objectif, par un astucieux malentendu, est de retrouver le chercheur lui-même. On saisit mieux ce concept de narrativité et on en comprend l’intérêt par la définition que donne A. Hénault (1979, p. 145) : « il y a narrativité lorsqu’un texte décrit, d’une part, un état de départ sous la forme d’une relation de possession ou de dépossession avec un objet valorisé et d’autre par un acte ou une série d’actes producteurs d’un état nouveau, exactement inverse de l’état de départ. »

Le détour des techniques narratologiques acquiert de fait une centralité dans la quête puisque le protocole d’écriture engendre un jeu de pistes qui participe de la découverte de soi. Le dévidement de l’histoire devient ainsi, à rebours, une écriture de soi c’est-à-dire en définitive une quête de soi-même.

La narratologie structurale, telle que décrite par Genette, paraît la méthode la mieux indiquée pour appréhender ce récit dans ses différentes représentations narratives. Par quels dispositifs narratifs Schmitt conduit-il le personnage narrateur à l’appropriation de sa propre histoire et quelles en sont les implications ? Comment le narrateur personnage qui est l’anima du récit se complexifie et par là-même bouleverse-t-il l’auctorialité et l’actorialité ? Nous verrons tout d’abord de quelle manière Schmitt exploite à fond la distorsion narrative en ruinant le schéma unilinéaire proppien puis nous essaierons de faire une analyse des « jalons majuscules » qui essaiment le parcours vers soi.

  • NARRATIVITE ET BROUILLAGE

 

La Secte des égoïstes met en scène un narrateur qui s’incarne dans différents narrateurs secondaires pour explorer ou plus précisément pour exploiter des situations de démarche heuristique. L’expression de « crypto-narrateur » paraît plus appropriée pour désigner une instance narrative qui s’adapte et se brouille constamment ; cet état de fait concourt à rompre l’unilinéarité du récit.

 

1-1-  Le jeu du nombre

 

Dans l’œuvre de Schmitt, on observe un systématisme du ternaire, les événements se succèdent sans cesse dans le même ordre : tout d’abord, une nouvelle piste de recherche fait naître chez le personnage narrateur l’espérance de trouver des informations sur le philosophe solipsiste Languenhaert, ensuite, une illusion entretient l’engouement et l’ardeur du chercheur, enfin, survient la déception de l’échec. Ce cycle interminable qui provoque une sorte de palingénésie se résume formellement dans une citation de Didérot que Fustel des Houillères, un des narrateurs délégués du roman, attribue à Languenhaert : « Chaque jour, je croyais toucher l’hypothèse brillante qui mènerait mon enquête à une solution, et chaque jour finissait sur un échec. » (1996, p. 41).

Par ailleurs, on relève une inflation numérique, notamment dans la variation de niveaux narratifs appelés emboîtements ; dans le texte, l’intrigue principale renferme de nombreux petits récits enchâssés racontés par d’autres narrateurs. Le nombre et le caractère très varié de ces récits sont de nature à dérouter le lecteur et à compliquer la tâche du chercheur c’est-à-dire le narrateur primitif. Ces deux distinctions essentielles de La Secte des égoïstes relèguent au second plan l’acteur-narrateur[3] principal, qui, au demeurant, ne possède pas de nom ; un dénument onomastique qui préfigure symboliquement l’inanité de la quête. L’hétérogénéité de l’instance narrative, la délégation incessante de la narration à travers des histoires enchâssées « émascule » le chercheur, le dilue et le fait perdre de vue. Il est pris dans un dédale dans lequel il entraîne, malgré lui, le lecteur. On peut dresser, dans une parfaite consécution, la liste des textes consultées dans le parcours vers l’objet de la quête :

  • Dictionnaire patriotique de Fustel des Houillères
  • Galerie des grands hommes, (un manuel anonyme)
  • L’Année Littéraire 1723-1724 d’Hubert de Saint-Igny
  • Philosophies de France et d’Angleterre de Guillaume Amfrye
  • Mémoire d’un honnête homme de Jean-Baptiste Néré
  • Le manuscrit de Champolion (Amédée Champolion)

Tous ces écrits sont autant de séquences narratives plus ou moins longues qui émaillent le parcours du narrateur primitif et dans lesquelles il se plonge alternativement, produisant du coup une fragmentation du récit. En réalité, il ne fait qu’ouvrir la première page et laisse les pages suivantes et les faits qui y sont inscrits aller leur train. Vu qu’ils ne font pas vraiment progresser la quête ou l’enquête, la signification de ces documents compulsés va au-delà du simple statut d’actant-auxiliaire ; ils recèlent chacun différentes énigmes et relèvent donc tous ensemble du code herméneutique. Du reste, la nature diversifiée de ces documents induit une narration polymorphe (un dictionnaire, une galerie d’images, une anthologie de littérature, une anthologie de philosophie, un mémoire, un manuscrit) qui permet au chercheur de tester, en plus de la quantité, une approche qualitative.  On retrouve le souci de renouvellement des moyens jusque dans la présentation même des textes intercallés. On peut constater dans le récit secondaire d’Hubert de Saint-Igny un marquage typographique par une accentuation exagérée de la marge. En ce qui concerne le récit de Guillaume Amfrye qui prend le relais, il se distingue par l’intergénéricité ; cette fois, on a des répliques avec des dispositifs dramaturgiques. Ces tentatives se complètent par un aller-retour du chercheur entre ces deux narrateurs secondaires. En effet, il revient à Hubert de Saint-Igny avant de retourner à Guillaume Amfrye. Toutes ces actions procèdent d’une fréquence événementielle répétitive dont le seul but est d’accroître les chances d’une mission complexe.

               1-2 Une fonction de régie malgré tout

Deux fonctions composent les tâches obligatoires du narrateur, il s’agit de la fonction de représentation et de la fonction de régie. La première consiste essentiellement à se faire le porte-parole des acteurs ; quant à la seconde, entre autres choses, elle distribue le discours des acteurs et apporte les précisions « nécessaires ».  Dans le texte de Schmitt, le personnage narrateur ne paraît pas une figure en surplomb permanent ; absolument anonyme, il est réduit à ses actions intermittentes. En fait, le narrateur principal est une sorte de vigie qui relance, au besoin la machine de la quête. Les insubmersibles mirages de l’âme le poussent à ouvrir de nouveaux récits, qui sont autant de nouveaux chantiers. On n’a pas affaire à « cette voix qui parle[4] »  toujours c’est à dire qui est à l’initiative, à l’œuvre et à la clôture ; il s’agit d’une intervention utilitaire ou pour mieux dire « ouvrière ». Toutefois, même s’il n’est pas détenteur ininterrompu de la parole, il reste maître du jeu en tant qu’instance productrice de l’énoncé. Pour ce faire, on peut dire que les différents auteurs convoqués, et qui le déclinent en quelque sorte, s’inscivent dans la continuité de l’espèce auctoriale inaugurée par le narrateur primitif lui-même. Désormais, en plus de son rôle de vigie, il devient « homo faber » pour la mise en place d’une systématique de la quête et la détermination personnelle qu’il y attache. De ce point de vue, il reste, tout de même, le repère indispensable, le paradoxe de la figure anonyme qui persiste c’est-à-dire qui renaît à l’occasion.

A vrai dire, c’est Gaspard Languenhaert, objet de la recherche, motif de l’enquête qui sert de fil d’Ariane, de prétexte et de balise à la pérégrination narrative. Les apparitions sporadiques du personnage narrateur ne l’empêchent pas d’assurer la solidarité organique de l’ensemble du récit. Il parvient opportunément et presque toujours à déclencher le processus suivant de la série.  « La logique des possibles narratifs » de C. Bremond (1966, pp. 60-76) décrit assez bien la situation : Virtualité (action possible), actualisation (réalisation), résultat (appréciation). C’est ce schéma qui se  répète chez Schmitt et qui aboutit invariablement au même résultat de l’échec. Cette triade renvoie de façon regulière au narrateur primitif qui remet inlassablement « l’ouvrage sur le métier ».

D’autre part, même si les différentes références consultées par le narrateur principal se succèdent pour tenter de faire avancer une enquête qui piétine, il convient d’analyser leur apport à l’aune du lecteur de ces ouvrages, à savoir, le narrateur principal. La Secte des égoïstes nous offre un parfait exemple de la « métalepse » telle que définie par G. Genette (1972, p. 244). En effet, le personnage narrateur, personnage diégétique au depart acquiert une position métadiégétique par la suite. Une chose est sûre, il existe un clair-obscur, forme de brouillage, qui fait osciller le récit entre l’impersonnalité et l’implication de la voix narrative. « Le narrateur principal intermittent », en tant que repère et donc seul indice stable, devient le héros d’un récit autodiégétique. Ce caractère réflexif du récit montre que l’enquête est tournée vers le personnage narrateur lui-même. En fin de compte, il s’établit un lien existentiel ou un corrélat entre l’instance narrative et l’histoire puisqu’il ne se rappelle au souvenir du lecteur que quand vient le temps d’initier un nouveau récit. Dès lors, on peut parler d’actions inchoatives. C’est d’ailleurs la meilleure façon de définir ce chercheur que l’on trouve et qui ne se « retrouve » qu’à la lisière des récits enchâssés. Il ressort que cet ensemble de récits et le narrateur primitif  demeurent ontologiquement liés.

Le brouillage du récit primitif par de nombreux récits secondaires crée un jeu de pistes qui paraît une sorte de crypte pour l’acteur  narrateur. Ce dernier doit se dé-brouiller de la quantité et du poids de cette immersion pour se retrouver et redonner sens à sa mission. A partir de là, l’enquête devient une quête de soi.

  • L’ECRITURE SCHMITTIENNE : UN RECIT DE SOI

La Secte des égoïstes met habilement en avant une historiographie de soi. Il s’agit de voir la manière dont le personnage narrateur va à la découverte de sa propre énigme. Pour y parvenir, il serait intéressant de comprendre la distorsion mise en œuvre dans le texte, ce qui revient à appréhender la manière dont l’hétérogénéité se totalise en signifié ; notamment par les indices qui convergent à la représentation de soi.

 

        2-1   Une fixation affective à soi-même

 

Dans sa chronique découverte par le narrateur primitif, Hubert de Saint-Igny affuble Gaspard Languenhaert du nom d’Automonophilie ; la construction morphosyntaxique de cette appellation n’est pas indifférente. En effet, le néologisme Auto/mono/philie indique un amour immodéré de la solitude tourné vers soi-même, autrement dit le porteur de ce nom est conçu ou se perçoit comme l’horizon indépassable. Un égocentrisme qui nourrit une impression d’achèvement ; il n’y a plus rien au-delà de soi. Le personnage de Languenhaert ou d’Automonophilie s’isole volontairement, une mise à l’écart qui ressemble à un refus de toute interdépendance sociale et qui pourrait être considérée comme une recherche de « label virginal » exclusif de toute impureté ou de toute nuance concessive. Le manque de relativité établit Languenhaert dans une radicalité introspective qu’il énonce lui-même comme suit : « Je suis moi-même l’auteur du monde » (1996, p. 33), « Je suis à moi seul le monde, toute la réalité et son origine même » (1996, p. 46), « Tout part de moi-même et y revient » (1996, p. 51). Cette autoréférentialité qui est le refrain de la vie de Languenhaert, innerve tout le texte et entre en résonnance avec l’autoportrait de Montaigne ou s’en fait tout au moins l’écho.  L’auteur des Essais dans son adresse « Au lecteur » écrit : « C’est moi que je peins[5] » (1588, p. 9), une étude de soi qui ouvre sur la connaissance de l’Autre ou mieux qui s’en sert comme point d’appui. Il est vrai que l’obsession du moi pose la problématique de la subjectivité et donc de la vision exclusiviste, mais elle évoque dans le même temps implicitement la problématique de l’Altérité. L’image spéculaire passe forcément par la réflexion que l’on mène sur l’Autre. De même que l’œil ne se voit pas lui-même, on n’arrive à se saisir qu’en regardant vers l’ailleurs, au-dehors. Loin d’être un repli, la conscience de soi reste existentielle.

La recherche devient, en l’occurrence, consubstantielle à son auteur c’est-à-dire à l’instance narrative elle-même ; le chercheur avoue à l’entame de la quête : « Je me suis fait épingler dans un trompe-l’œil » (1996, p. 9). Cette affirmation résume la situation du chercheur victime d’une illusion d’optique ; ce qu’il voit n’est pas ce qu’il croit. Cela semble une invitation à l’approfondissement, à un travail d’archéologue ou d’entomologiste. Son activité narrative ressemble à l’œuvre d’un diariste, à la fois sujet et objet de sa narration. Dans l’accomplissement de sa mission, on arrive à saisir l’homme vivant et mouvant, il se bâtit sous les yeux du lecteur, chaque découverte d’un pan de la vie de Languenhaert  fait émerger une réalité du narrateur et le récit extériorise une perspective totalement anthropocentrique. L’auteur-acteur-narrateur se fait et se construit par l’écriture et les pièces du puzzle se mettent en place pour monter le modèle. Cette démarche performative aboutit à une définition archétypale ; cela commence quand le vieil homme (qui fait des apparitions sporadiques indicatives) avoue : « Gaspard Languenhaert n’a pas de visage, c’est je, c’est moi » (1996, p. 85). Gaspard Languenhaert est donc « monsieur tout le monde », il possède des caractéristiques assez neutres qui l’assimilent à tous et à chacun, il peut simplement s’appeler du nom générique de « L’Homme ». La quête revèle au personnage narrateur sa condition humaine ; les aspirations et les limites de Languenhaert renvoient aux siennes, il en prend conscience en ces termes : « Je regardai mes mains, je touchai mon visage. Désormais, était-ce moi Gaspard Languenhaert ? » (1996, p. 222). Le pronom « je » est ici un embrayeur qui entretient l’actualité constante d’une réalité universelle. Toute cette explication vient confirmer la célèbre phrase de Montaigne (1595, p. 30) : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Au total, le récit apparaît comme la version allégorique de la propre vie du chercheur c’est-à-dire du narrateur primitif.

 

                  II-2-    Circuit interne et/ou circuit externe. 

 

Dans cette partie, il s’agit essentiellement de voir comment « l’esprit Languenhaert » ou la « coloration Languenhaert » s’insinue chez le narrateur. Les voies d’infusion peuvent être de trois types : Circuit interne (à l’intérieur de l’homme), circuit externe (dans la société) ou un amalgame des deux. En ce qui concerne la dernière voie, elle peut favoriser une synergie du circuit interne et du circuit externe ou au contraire téléscoper les deux tendances.

Tout d’abord, le phénomène Languenhaert fait son œuvre in petto, il opère en vase clos de façon érémitique et hermétique. En même temps que le narrateur primitif prend connaissance de l’état de Languerhaert, il constate que celui-ci décrit son propre état. Certes, cette description paraît parfois abusive et caricaturale, mais, elle montre la réalité de la nature humaine. Le principe général qui définit Languenhaert est formulée de manière à exclure toute réserve : « (…) Les choses n’étaient qu’en lui, que par et pour lui ». (1996, p. 11)Les prépositions en, par, pour constituent les indices d’une fermeture sans recours. On entre dans une considération psychologisante qui établit des correspondances entre les deux entités, Languenhaert et le narrateur primitif. On remarquera que le vieil homme, intervenant occasionnel, se substitue quelquefois au narrateur dans l’établissement des correspondances :

1a- Languenhaert : Le monde n’existe pas en soi, mais en moi. Donc, la vie n’est que mon rêve. Donc, je suis à moi seul toute la réalité…  (1996, p. 11) ; 1b- Le narrateur primitif : L’inconnu Languenhaert ne me lâchait déjà plus. (1996, p. 15).

2a- Languenhaert : Je serai moi, conscience de moi. Et je me parlerai. (1985, p. 116).

2b1- Le vieil homme : Croyez-vous donc, jeune homme, que le portrait de Gaspard Languenhaert ait une quelconque importance ? Est-il de connaître les traits de celui qui dit « je » ? Une conscience a-t-elle un nez, des dents, des cicatrices ou une moustache ?  (1996, pp. 84-85).

2b2- Le vieil homme : Celui qui n’a pas de visage, celui qui n’est qu’esprit, qui est tout esprit, et le Tout-Esprit, celui-là peut-il périr comme les hommes et comme les choses ? Croyez-moi, croyez-vous, réfléchissez, Gaspard Languenhaert est toujours vivant. Et il ne mourra pas. (1996, p. 222).

 

L’hypothèse fait émerger l’emprise qu’exerce le pouvoir Languenhaert sur le narrateur primitif. Le personnage de Languenhaert affirme clairement sa primauté et son pouvoir centripète qui fait de lui l’alpha et l’omega de l’existence ; cet absolutisme déteint sur le narrateur primitif qui n’est plus sujet commis à la quête mais objet pris dans le jeu parce que possédé lui-même désormais par Languenhaert. En effet, le narrateur est saisi par la force Languenhaert, Schmitt réussit un transbordement qui crée une superposition envisageable entre les deux entités. Dans le même ordre d’idées, la correspondance (2) met en relief un comportement autiste, qui n’est que l’expression d’un cheminement intérieur dense, c’est-à-dire le jeu ou la vie de la psyché. L’intervention du vieil homme, loin de déstructurer la correspondance, la continue et la rationnalise.

Ensuite, on peut observer une dissociation entre l’intérieur et l’extérieur ; il n’existe pas d’osmose comme dans la première voie. Le choix stratégique dans la conduite de la narration aboutit à un résultat de mise à distance qui éclaire la psychologie et la personnalité de l’instance narrative ; Languenhaert devient un vecteur, un apport extérieur qui vient simplement impacter l’intérieur. L’illustration de cette idée se voit au propos qu’il tient : « Le créateur ne meurt pas avec sa création, il est au-dessus d’elle, extérieur, transcendant ». (1996, p. 115).

Enfin, la troisième voie semble principalement caractérisée par l’holisme ; nous sommes en même temps points d’arrivée et points de départ. Cette vérité recouvre une syllepse qui entretient une « polysémie » ; confusion qu’on retrouve chez Languenhaert : « Ainsi, lorsque Gaspard apprenait quelque chose du monde, il croyait toujours apprendre quelque chose de lui-même. L’inconnu en chaque affaire venait de lui, jamais de l’extérieur, puisque l’extérieur, il n’y en avait pas ». (1996, p. 37).

 

CONCLUSION

On n’écrit jamais que pour un autre, ici cet autre c’est le narateur primitif lui-même. Le narrateur personnage est également le narrataire. Devenu écrivain à son insu, il prend conscience du fait que les différentes étapes de son enquête ne sont que les différents chapitres d’une histoire inhérente à sa propre personne. Copiste de sa vie, ses recherches sur l’ « idée-Languenhaert » lui livre le mot de son propre mystère. Dans l’œuvre de Schmitt, il ne s’agit pas seulement de parler de soi, mais aussi et sutout de parler de soi autrement. Avec Schmitt, les procédés formels acquièrent une consistance significative, ils prennent une valeur essentielle indispensable à une compréhension optimale du texte. L’auctorialité et l’actorialité ne sont plus de simples données figées, des éléments parmi d’autres ; désormais elles charpentent, structurent et offrent de la substance au récit. La réapproppriation de soi passe par une démarche cognitive qui bouleverse l’intention de départ, remet en cause un exercice habituel, déjoue l’horizon d’attente.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 HENAULT Anne, 1979, Les enjeux de la sémiotique, Paris, PUF.

BREMOND Claude, 1966, « La logique des possibles narratifs », Communications n°8, Paris, Seuil.

SCHMITT Eric-Emmanuel, 1996, La Secte des égoïstes, Paris, Albin Michel.

GENETTE Gerard, 1972, Figures III, Paris, Editions du Seuil.

ADAM Jean-Michel, 1994, Le Texte narratif, Paris, Edition Nathan.

MONTAIGNE Michel, Essais, Traduction en français en moderne du texte de l’édition de 1595 par Guy de Pernon (2008), Editeur : Mérignac : Guy de Pernon, 2008.

HUGO Victor, 1985, Les Misérables, Paris, Editions Robert Laffont.

HUGO Victor, 1985, « Magnitudo Parvi » Les Contemplations, Paris, Editions Robert Laffont.

TODOROV Tzvetan, 1967, Littérature et signification, Paris, Larousse.

Suzanne Allaire, « La voix en question : L’Innommable de Beckett », Les Cahiers de la narratologie (En ligne) 10.1 | 2001, mis en ligne le 16 octobre 2014, consulté le 12 octobre 2017. URL : http://narratologie.revues.org/6915.

[1] Victor Hugo, « Magnitudo Parvi » Les Contemplations, Editions Robert Laffont, Paris, 1985.

[2] Victor Hugo écrit « S’arrêter est le fait de la sonde et non du sondeur » in Les Misérables, Paris, Editions Robert Laffont, 1985, p. 776.

[3] Expression de Jean-Michel Adam in Le Texte narratif, Paris, Edition Nathan, 1994, p. 222.

[4] Expression de Samuel Beckett cité par Suzanne Allaire, « La voix en question : L’Innommable de Beckett », Les Cahiers de la narratologie (En ligne) 10.1 | 2001, mis en ligne le 16 octobre 2014, consulté le 12 octobre 2017. URL : http://narratologie.revues.org/6915

[5] Michel Montaigne, Essais, I, 1, p. 1580.

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